Vomie par la mer, je gis sur l’estran. Au-dessus de moi, une langue, apparemment celle des Rolling Stones, lèche un nuage qui, alors, la gobe, comme dans un cartoon. Des voix m’entourent mais leur langue, moi, je ne l’intègre pas. Où es-tu, Mamy blue ? je hurle.
L’alarme de mon téléphone m’arrache à mes rêves diurnes. Je me souviens et j’ai oublié. Il est temps de me mettre à cuisiner pour ma petite sœur. Pardon, ma sœur.
Au menu de ce soir, des mots, des phrases et des textes, cuisinés en réponse à la dernière version de son travail de mémoire.
Anna a de l’avance. Elle s’assied, essoufflée, à la table de ma cuisine. Je peux t’aider ? elle demande. Penchée sur le plan de travail, je coupe et je précise mes pensées. Pas pour le moment, je réponds. Nous reprenons alors la conversation à l’endroit où nous l’avions laissée la dernière fois. Elle m’annonce qu’elle a ponctué son travail de paroles de chansons et notamment de chansons que notre grand-mère fredonnait inlassablement dans sa cuisine, like a broken record. Ce qui l’embête, c’est qu’elle ne se souvient que des refrains, mais elle espère remettre le doigt bientôt sur des couplets qui comportent sûrement, selon elle, des messages cryptiques disséminés à dessein par notre grand-mère dans l’espoir que nous les décodions.
Je dépose dans une casserole Bryn Mawr Commencement address 1
1 Ursula K. Le Guin, Bryn Mawr Commencement address - dans Space Crone, Silver Press, 2023, pp. 27-45
, un texte d’Ursula K. Le Guin que j’ai lu récemment, dans lequel cette autrice, vers laquelle je m’en retourne souvent tant sa lumière m’éclaire, recourt au néologisme de langue paternelle (“father tongue”) pour désigner la langue qu’on apprend à l’Université, la langue du pouvoir social. C’est une langue dichotomique, qui vient d’en haut et qui va dans une seule direction. C’est une langue qui n’attend ni écoute, ni aucune réponse.
C’est une langue dans laquelle on ne parle de la langue maternelle (“mother tongue”) que pour s’en distancer.
La langue maternelle, au contraire, est répétitive, à l’image de ce que Le Guin appelle le travail des femmes (“women’s work”). Ce sont des mots ou des phrases que si l’on a dit une fois, on a dit cent fois. Je t’aime. Tu me passes la sauce soja ? Viens jouer avec moi ! Pleure pas. Etc. Cette langue, c’est bien plus qu’un moyen de communiquer. C’est une manière de relationner. On y porte souvent peu d’intérêt car elle est familière et banale, et on l’oublie généralement en grandissant car elle est limitée et inexacte. C’est une langue toujours à la lisière du silence et souvent à la lisière de la chanson.
C’est de ce pain-là que nous mangeons, ma sœur et moi, lorsque nous nous retrouvons. Cette langue, la nourriture qui tapisse le fond de nos entrailles. Celle de notre grand-mère, qui chante le silence et flirte sur la brèche de l’oubli.
Les mots que je m’apprête à lui servir ensuite sont variés. Il y a des mots frais, mais aussi des mots qui fermentent depuis longtemps. On dit que les corps se souviennent. Qu’ils ont une mémoire. Je constate que cela fait maintenant pile une année que Thomas Conchou m’a invitée à rédiger ce texte pour la plateforme éditoriale The Master’s Clock. Je me souviens lui avoir répondu de manière instinctive que je souhaitais écrire un texte qui parle de cycles et de rythmes, dans une perspective à la fois littéraire et somatique. Je me suis rendu compte après coup que c’était un pléonasme car on écrit toujours avec un corps.
Avec 365 jours de recul et alors, donc, que la même période me percute de plein fouet, je sais pourquoi je lui ai dit ça. Disons que je commence à reconnaître les mécanismes à l’œuvre dans mon corps au mois de décembre. Je ne sais pas si c’est le tournant des années qui m’angoisse le plus, les fioritures de Noël, ou le fait que mon anniversaire survient peu après en janvier.
Quoi qu’il en soit, si le rythme est une affaire de retours, de repères, je constate que, chaque hiver, mon horloge interne débloque un peu. Je me demande si je ne me raccroche pas aussi à cette idée de cycle pour tourner le dos au temps qui file, à cette vision chrétienne d’un temps à partir duquel tout commence, s’historicise, et se dirige sans équivoque vers une fin certaine.
Je raconte à ma sœur qu’au cours de mes recherches, j’ai plongé dans un océan de textes littéraires, philosophique et scientifiques agités par la question du temps de l’expérience et que j’ai flotté une bonne partie de l’année dans ces eaux, éclairée par le phare de la pensée de Le Guin mais aussi de Virginia Woolf.
Dans une lettre adressée à son amie Vita Sackville-West, Woolf écrit que c’est le rythme qui donne son style au texte, et non le mot juste. Ce rythme, il est plus profond que les mots. Elle en parle en termes de vague qui se crée dans l’esprit et dans le corps, d’une onde qu’il s’agit de capter et à partir de laquelle, seulement, les mots viennent 2
2 Vita Sackville-West & Virginia Woolf, Correspondance 1923 - 1941, LGF Le Livre de Poche, 2013
. Dans Where do you get your Ideas from?, Ursula K. Le Guin admet n’avoir jamais rien trouvé de plus profond ni de plus utile que cette image de Woolf pour concevoir la source des histoires et des idées. Ce à quoi elle ajoute :
« La prose et la poésie — tout l’art, la musique, la danse — naissent des rythmes profonds de notre corps, de notre être, du corps et de l’être du monde, et se meuvent avec eux. Les physiciens considèrent l’univers comme une vaste gamme de vibrations, de rythmes. L’art suit et exprime ces rythmes ». 3
3 Dans l’essai de Ursula K. Le Guin intitulé « Where Do You Get Your Ideas From? », publié en 1987
Parmi la myriade de voix rencontrées dans cet océan, j’ai effectivement aussi identifié celle d’un physicien, Wolfgang Pauli, qui a cherché avec Carl Gustav Jung, entre physique quantique et psychologie des profondeurs, l’unité sous-jacente de la psyché et de la matière 4
4 Bruno Traversi et Alexandre Mercier, L’arrière-Monde ou l’inconscient neutre, Editions du Cénable de France, 2018
. Comme Le Guin et Woolf, ils ont lu ce que Henri Bergson écrit sur le temps subjectif dans les années 1920, qu’il nomme la «durée » et qu’il définit comme « le temps vécu de la conscience ».
Pour en revenir à Bryn Mawr Commencement address et ainsi boucler la boucle de mes pérégrinations référentielles, après avoir défini ce qu’elle entendait par langue paternelle et langue maternelle, Le Guin évoque dans ce texte sa rencontre avec la compositrice et musicienne Pauline Oliveros — à l’origine du concept de Deep Listening — dans le cadre d’un groupe de paroles de femmes car, à cette occasion, Oliveros a énoncé la phrase suivante, qui a profondément marquée Le Guin : « Offer your experience as your truth »(proposez votre expérience comme votre vérité).
Ma sœur acquiesce. Elle voit déjà où je veux en venir. Je lui dis que j’ai alors eu ce sentiment que everything was falling into place, et que j’en arrivais à la conclusion que le mode narratif qui témoigne encore le plus probablement du temps en tant qu’expérience humaine, c’est la chanson.
Tu peux m’aider maintenant ? C’est lourd, je dis. Ma sœur et moi transvasons dans la casserole une partie de ces pensées qui fermentent depuis une année. Le tout se mêle rapidement au reste de la mixture. Ce que ma sœur ignore, c’est que, si Le Guin, Woolf, Pauli, Jung et Oliveros ont donné l’impulsion de ce texte, cette soirée avec elle lui insufflera son rythme.
Lorsqu’elle m’envoie son mémoire une semaine plus tôt et que je découvre qu’elle y a intégré des paroles de chansons qui ont infusé notre imaginaire commun, dont Mamy Blue, j’ai la confirmation que nos pratiques congruent de manière étrangement similaire, témoignant d’expériences tout aussi étrangement similaires. La première fois que nous nous en sommes rendu compte, c’était il y a quelques mois, à la fin de l’été, alors que nous déjeunions sur une terrasse ensoleillée. Nous avons constaté que nous défrichions chacune de notre côté et à notre manière un même champ de secrets laissé en friche. Alors que nous parlions tout en mangeant, notre faim de nous offrir mutuellement ces expériences à la fois respectives et relatable s’est aiguisée. Nous avons alors décidé d’unir nos forces pour défier ensemble les ronces qui encombrent cette voi - e/x, guidées par notre intuition et une intention commune de découvrir une forme de trésor. Anna s’est à ce moment mise à me citer dans ses textes et inversement. Nos voix ont commencé à s’entremêler pour déchiffrer ensemble cette partition de vie partagée. Défrichement. Déchiffrement.
Alors que je me recentre sur la recette de ce soir, j’ajoute la voix de Zara-Louise Stubbs sans lésiner sur ses mots, qui offrent des propriétés nutritives à notre propos, et précisément parce qu’elle nomme ce qui fait le pont entre l’histoire et le soma : la nourriture, bien sûr. Voici ce que Stubbs écrit dans l’introduction de The Uncanny Gastronomic, Strange Tales of the Edible Weird :
« J’ai remarqué les traces résiduelles de nourriture laissées dans les fictions de genre et j’ai commencé à réfléchir à la manière dont ces miettes de pain de la narration orale pourraient servir à relier le texte écrit par une double oralité : celle de la parole et celle de la nourriture. Les textes et la nourriture requièrent tous deux des corps. En ce sens, le soma et l’histoire sont naturellement associés, la nourriture faisant office de pont entre les deux. (…)
Ainsi, les interactions gustatives étranges deviennent un site d’expression de l’intériorité, de retournement de soi et d’exposition du ventre mou de la psyché en examinant le contenu de l’estomac. En considérant la nourriture comme un constructeur d’identité, j’ai commencé à penser à un détournement de la maxime de Descartes ; au lieu de ‘je pense, donc je suis’, je propose plutôt ‘je mange, donc je suis’ ».
Cuisiner et manger ensemble, c’est un rituel palliatif entre ma sœur et moi. Ce trésor que nous cherchons, ce sont des mots qui ne nous ont pas été dits. Des mots qui expliquent, qui soulagent et qui soignent.
Ça fume. Ma sœur se penche au-dessus de moi et respire les effluves qui se dégagent de la casserole. C’est prêt. Nous entamons le repas.
Le seul problème, c’est que manger et parler, cela ne va pas forcément de pair dans l’éducation protestante. Sans nous en rendre compte, nous accélérons un peu la cadence, comme si nous performions un art que nous ne maîtrisons pas totalement. Pour pallier à l’avarice et à l’ascétisme des mets et des mots qui nous ont été servis dans notre enfance, nous mangeons/parlons un peu vite et un peu trop.
Une fois ma sœur partie, je dépose la casserole à présent vide dans l’évier et j’ouvre le robinet pour la remplir d’eau chaude. Elle trempera toute la nuit et moi aussi.
Je suis assise avec ma sœur dans la cuisine de ma grand-mère. Elle nous tourne le dos, affairée à frire des Kärili. La chanson dance de SNAP!, Rhythm is a dancer, nous parvient du petit poste de radio sur la fenêtre et envahit la pièce. Mamy, on a faim! Un peu de patience, ça arrive, nous dit-elle. Et écoutez plutôt car…
L’alarme de mon téléphone retentit. Ces rêves-là m’ont emportée jusqu’au matin. Je me souviens et j’ai oublié. Je m’installe devant mon ordinateur et je pense à ma sœur qui doit probablement en faire de même. Son mémoire, elle doit le rendre à la Gerrit Rietveld avant Noël. Je me suis fixé la même deadline pour Mange ta langue. Deux textes, une même échéance. S’agit-il d’une seule et même histoire ou de deux histoires distinctes ? Parler, c’est la nourriture que nous partageons. Écrire, le digestif que nous prenons ensuite chacune de notre côté.
J’ai mal au ventre et je me dis que la métaphore de la digestion, quoiqu’un peu moins poétique que la vague de Woolf, illustre bien les diverses horloges qui nous régulent, ce qui nous traverse à différents niveaux et à différents endroit et, enfin, ce que nous rendons, en l’occurrence par le biais de l’écriture. Je suis sûre qu’Anna aussi a mal au ventre car notre microbiote, constitué d’une chorale de voix coincées dans leur cuisine comme dans leur langue maternelle qui ont appris à (di)gérer sans nommer, n’est pas habitué aux logorrhées verbales. Je suis prise d’un sentiment de honte et de culpabilité, comme si nous enfreignions une règle ou que nous succombions à une forme de péché. Même si nos estomacs le réclament, ça fait beaucoup à encaisser.
Par ailleurs, contrairement à ce que nous espérions ou, du moins, ce à quoi nous nous attentions, j’ai l’impression qu’en découvrant la marmite d’hier soir, nous avons encore ingurgité de nouvelles idées, sans vraiment y voir plus clair dans la nébuleuse qui nous occupe. Nous savons que la probabilité que nous ne découvrions jamais ce que nous cherchons est grande et, hier, nous nous sommes dit que ce que nous ne déterrerons pas, nous l’inventerons, selon les recommandations de Monique Wittig 5
5 Monique Wittig, Les Guérillères, 1969 : « Fais un effort pour te souvenir. Ou, à défaut, invente. »
. Ce texte, ainsi bercé au rythme d’un doux mélange entre souvenirs et fiction, est le fruit de décisions prises ce soir-là.
La langue maternelle, c’est la langue dans laquelle les histoires — qui proviennent d’une seule et même source, du plus grand océan— sont racontées, dit enfin Le Guin. Si nous devons inventer les couplets de cette chanson que nous recomposons sur nos mères, c’est donc dans cette langue que nous nous exprimons. Inventer, n’est-ce donc jamais rien d’autre qu’essayer de se souvenir ? Si la chanson peut refaire surface dans son entièreté alors même qu’on la croit oubliée, c’est parce que nous la connaissons par cœur, c’est-à-dire que notre cœur la connaît. Au début de ce texte, j’étais amorphe, gisante sur la p(l)age. J’ai attendu et j’ai écouté. Lorsque j’ai commencé à me souvenir de la langue dans laquelle les voix autour de moi s’exprimaient, je me suis relevée et j’ai commencé à me déplacer en direction de l’intérieur des terres. Ces voix, qui me guidaient, chantaient :
Tu as avalé ta langue ? Tu as perdu ta langue ? Tu as donné ta langue au chat? Tourne sept fois ta langue dans ta bouche avant de parler. Mais parle toujours de nous et dans notre langue. Parle de ces expressions dont on ne sait trop d’où elles viennent ni ce qu’elles veulent dire: es-tu morte ? Es-tu silencieuse ? Intègre-nous et rends nous ainsi vivante et audible. Peu importe le franglais et les mots suisses romands. Ce dont tu a perdu la trace, comme le Kärili, ce dessert local que tu aimais tant, dont tu ne connais ni la recette ni l’orthographe et qui, d’après Google, n’existe même pas, il faut l’écrire, peu importe comment car, sa saveur, tu l’as goûtée et elle est donc bien réelle.
Raconte comment aujourd’hui tu nous reviens, que tu as refait tout le chemin, qui t’avait entraînée si loin (oh mamy mamy) 6
6 paroles issues de la chanson Mamy blue, composée et écrite par Hubert Giraud
. Raconte ces généalogies qui sont faites pour toi de voix et de présences passées ou présentes, fictives ou réelles, plus ou moins volontairement invitées à faire partie de ta/nos vie(s). Dis toi que si tu parviens à ramener un peu de lumière sur elles et sur ce qu’elles te transmettent parfois dans le silence et dans l’ombre, elles se transformeront en bonnes étoiles.
Les corps qui enregistrent, qui stockent et qui emmagasinent, se reposent dans les silences. Si tu sais lire une partition de musique, tu sais que pauses et soupirs régissent les moments de silence. Ursula K. Le Guin t’a appris que les signes de ponctuation ont une fonction exactement identique. Si tu sais aussi que deux noires donnent une blanche, tu sais que les phrases, lorsqu’elles sont trop pleines et qu’elles n’ont plus l’espace de bouger, s’arrêtent, avant de se transformer et de recommencer. Il en va de même avec les histoires. ll fut un temps où les histoires racontées, oralement puis à l’écrit, comportaient des refrains, comme les chansons. Puis, les temps ont évolué et d’autres outils ont été inventés pour rythmer la narration. Tu vois ? Il t’appartient de jouer de tes propres instruments pour raconter tes histoires.
L’alarme de mon téléphone rompt une nouvelle fois le cours de mes pensées et une dernière fois ce texte. Je m’étais assoupie sur mon bureau. À présent, je me souviens et j’ai oublié.
- Ursula K. Le Guin, Bryn Mawr Commencement address - dans Space Crone, Silver Press, 2023, pp. 27-45 []
- Vita Sackville-West & Virginia Woolf, Correspondance 1923 - 1941, LGF Le Livre de Poche, 2013 []
- Dans l’essai de Ursula K. Le Guin intitulé « Where Do You Get Your Ideas From? », publié en 1987 []
- Bruno Traversi et Alexandre Mercier, L’arrière-Monde ou l’inconscient neutre, Editions du Cénable de France, 2018 []
- Monique Wittig, Les Guérillères, 1969 : « Fais un effort pour te souvenir. Ou, à défaut, invente. » []
- paroles issues de la chanson Mamy blue, composée et écrite par Hubert Giraud []