Don’t hurt me
Don’t hurt me
Don’t hurt me
Don’t hurt me
Gather up the lost and sold (don’t hurt me, don’t hurt me)
In your arms, in your arms (don’t hurt me, don’t hurt me)
Gather up the pitiful (don’t hurt me, don’t hurt me)
In your arms, in your arms (don’t hurt me, don’t hurt me)
In your arms, in your arms (don’t hurt me, don’t hurt me)
What seems impossible (…)
In your arms, in your arms (…)
I think I have had my fill (…)
In your arms, in your arms (…)
I think I should give up the ghost (…)
[…]
Capture d’écran du clip, « Give Up the Ghost » [From the Basement]. Enregistrement du disque [2011]. Photogramme du film Memoria [2021], d’Apichatpong Weerasethakul. Scène de sommeil d’Hernán. Photogramme du film Memoria [2021], d’Apichatpong Weerasethakul. Scène dans la maison du pêcheur. Photogramme du film DAW de Samir Ramdani, [2023]. Apparition de la lumière bleue dans le ciel. Euridice Zaituna Kala, Le peuple au pouvoir, le pouvoir est dans la rue, 2025, production Haus der Kulturen der Welt et Ferme du Buisson avec le soutien de ¡Viva Villa!, courtesy de la galerie Anne Barrault, vue de l’exposition Tactical Specters, © l’artiste et Adagp – Paris, 2025 I © photo Émile Ouroumov
Give Up the Ghost, Radiohead, 2011.
« Give Up the Ghost » est le septième morceau de l’album King of the Limbs du groupe anglais Radiohead. Annoncé pour une sortie le 19 février 2011, l’album a finalement été publié en ligne — disponible par téléchargement, soit 7 euros pour les huit fichiers MP3 — un jour avant, le 18. D’une durée totale de 37 minutes, le disque apparaît déceptif aux yeux des admirateurs après les très acclamés The Bends (1995) et OK Computer (1997). Était-ce dû à ce mode de diffusion nouveau, immatériel et donc « plus discret » ? À un sentiment de déjà-vu ou de déjà-entendu ? Les pistes, de fait, ne présentaient pas de « ruptures » ou de nouvelle ligne esthétique mais semblaient « recycler une formule déjà maintes fois explorée » 1
1 https://jack.canalplus.com/articles/ecouter/il-y-a-10-ans-radiohead-creait-la-discorde-avec-the-king-of-limbs
. C’est peut-être précisément ce sentiment de répétition, cette sorte de blocage dans un passé réactualisé, qui n’a pas été compris.
Ces derniers mois, j’ai beaucoup écouté « Give Up the Ghost ». Comment ce morceau est-il arrivé dans mes recommandations Spotify ? Je n’en ai pas (ou plus) la moindre idée. Était-il lié à une musique de film que j’aurais cherchée, ou voulu retrouver ? Là encore, pas de souvenir clair. J’interprète ou comprends le titre « Give Up the Ghost » comme « Laisse partir tes fantômes », dans le sens d’une émancipation. Laisse-les vivre leur vie. Laisse-les passer et accepte leur présence pour qu’ils te laissent en paix en retour. Thom Yorke, le chanteur du groupe, aurait composé ce morceau dans un moment de fragilité personnelle lié à la séparation avec sa compagne. Mais les fantômes qu’il évoque ne sont-ils pas les siens ? Ses « démons », dans le sens d’une hantise interne ? « I think I should give up the ghost », « Gather up the pitiful » — soit sa part minable, pitoyable ? Qu’il s’agisse ou non des remords et états d’âmes de l’artiste, la chanson joue avec une ligne musicale dédoublée, comme un écho lointain, sur le modèle de la hantise. Quelque chose de lancinant — qui précisément se rappelle à nous —, surgit et arrive au loin. Ce «Don’t hurt me» éthéré qui nous gêne dans la compréhension du reste des couplets, parfaitement analysé par un internaute au moment de la sortie de l’album, en 2011 :
This song is the pinnacle of the message in this album. The entire span of the album, each song has a repeating rhythmic/harmonic figure that is consistent throughout the song, but evolves over time. This idea of repetition is "haunting" in itself, and relates to the idea of experiences and thoughts. What is "lost and sold" are the pieces of ourselves we have forgotten or chosen to forget, the "pitiful" our regrets, and the "impossible" our personal limits that define us. 2
2 « Cette chanson est l’apogée du message de cet album. Tout au long de l’album, chaque chanson présente une figure rythmique/harmonique qui se répète de façon régulière, mais qui évolue au fil du temps. Cette idée de répétition est « obsédante » en soi et se rapporte à l’idée d’expériences et de pensées. Ce qui est « perdu et vendu », ce sont les parties de nous-mêmes que nous avons oubliées ou choisi d’oublier, les « pitoyables » regrets et les « impossibles » limites personnelles qui nous définissent. » https://songmeanings.com/songs/view/3530822107858860816/
Une histoire de hantise donc, affaire de retours et de surgissements. De manière plus amusante ou plus précise encore — dans l’idée d’une vérité nichée ou cachée par la hantise du spectre — un commentateur ajoute dans la suite du chat, « Is he alternating between “don’t haunt” and “don’t hurt” ? » 3
3 Idem
. Car qu’est-ce que la hantise, sinon l’idée d’une intempestivité, d’un schéma, d’une chose, ou d’un objet qui refait surface et, incessamment, se rappelle à nous ? Quelque chose insiste pour se manifester et révéler une vérité que l’on aurait souhaité taire ou préféré oublier. Ce rappel hurts. La hantise fait mal puisqu’elle affecte intimement et touche une zone sensible. Comment tendre vers une réconciliation ou, tout du moins, un apaisement ? Stopper ce processus de hantise signifie-t-il, précisément, l’accueillir et lui tendre les bras ? C’est en tout cas ce que propose Thom Yorke à travers « In your arms », et le fil que nous allons tenter de suivre ici : pour apaiser ses (ou les) fantômes, peut-être devons nous aussi leur tendre les bras afin de prétendre à une ré–conciliation avec soi-même.
La hantise ou l’éternel retour
Semblable aux échos hantés de Yorke, Memoria est le dernier film du cinéaste Apichatpong Weerasethakul, sorti en 2021, près d’un an après les débuts de l’épidémie de Covid 19 4
4 Si le film a été tourné avant, le montage s’est déroulé pendant les périodes de confinement.
. Premier long métrage tourné à Bogotá, loin de sa Thaïlande natale, le film s’ouvre sur un bruit sourd dans la pénombre matinale d’une chambre d’hôtel. Ce « BANG » réveille Jessica — protagoniste incarnée par Tilda Swinton — et la pousse hors de son sommeil. On comprend par la suite que l’horticultrice, venue rendre visite à sa sœur malade, est comme habitée et poursuivie par ce bruit, qui la frappe régulièrement et de manière aléatoire. Plus tard dans le film, elle se rend chez un ingénieur pour tenter de donner corps à cette entité acoustique mystérieuse. Elle lui décrit son « BANG » comme « grounded », « earthy » ; quelque chose de lourd et de pesant qui émanerait des profondeurs de la Terre, « like the rumble of the core of the Earth ». Elle tente cette description : « [C’est] comme une boule tombant dans une boîte métallique entourée d’eau de mer ». Dans un entretien sur la préparation du film, on apprend que le réalisateur a lui aussi souffert d’un syndrome similaire :
J'ai été surpris par le bruit d'une explosion. C'était celui d’une bombe, à l'aube, qui ne venait pas d'ailleurs mais de l'intérieur de ma tête. J'ai appris plus tard que cela s'appelait le syndrome de la tête qui explose. C'est comme si quelqu'un faisait claquer un élastique à l'intérieur de votre crâne. Mon crâne semble être fait de métal. Ce grand bruit se répercute dans le cerveau, mais au lieu de vous réveiller complètement, il vous met dans un état semi-conscient d’écoute et d’anticipation. […] Rapidement, je me suis habitué à son rythme. Ce compagnon sonore arrivait, fidèle au poste, au lever du soleil et m'incitait à écouter les bruits de la ville. 5
5 https://medias.unifrance.org/medias/113/164/238705/presse/memoria-dossier-de-presse-francais.pdf
Au début de l’entretien, il décrit le synopsis du film en quelques lignes : « J’imagine un scénario dans lequel Jessica Holland […] se réveille. Elle se retrouve à Bogotá, attirée par un rêve ou un traumatisme dont elle ne se souvient pas. Elle marche, s’assoit et écoute. » 6
6 Ibidem
C’est précisément dans cette forme d’errance — soit de recherche, d’attente, de mobilité sans but ni prise sur le réel — et d’amnésie face un trauma jusqu’à présent innommable que réside pour nous l’intérêt du film. Jessica est submergée et ne comprend pas l’origine (ni la raison) de ce bruit. Imprévisible, il peut apparaître partout et à tout moment sur un mode spectral. « Ça sonne peut-être différemment dans ma tête… » 7
7 Phrase qu’elle répète à l’ingénieur lors de leur entretien.
. Comme lorsque, dans une scène de restaurant, le bruit éclate, bien trop fort, l’empêchant de manger et de poursuivre la conversation.
Memoria déploie une atmosphère appesantie qui rompt avec l’aspect plus merveilleux des précédents films du cinéaste 8
8 On peut citer entre autres, Oncle Boonmee, Tropical Malady ou encore Cemetery of Splendor, qui tous trois matérialisent le fantôme de manière plus onirique (comme présence divine, spectre dans la jungle ou au sein de la Nature).
. Comme Jessica, le spectateur·ice est à l’écoute et se prépare aussi au potentiel surgissement du bruit dans le présent. Quelque chose dans le paysage — que nous ne pouvons identifier — nous regarde à distance. Ce sentiment d’être observé·e par une entité extérieure — sûrement lointaine dans le temps mais qui pourtant arrive—, est symptomatique des ressorts de la hantise 9
9 Derrida, dans son ouvrage Spectres de Marx, ne dit pas mieux, lorsqu’il évoque la figure du chevalier coiffé d’un heaume, dont ne peut voir le regard — puisque caché derrière sa visière — mais qui pourtant nous regarde. Conf. Spectres de Marx, ed. Seuil, 1993, réédition 2024.
. Ce(s) fantôme(s) venant de loin se manifestent notamment dans les plans fixes du paysage, légèrement décadrés, et qui ne correspondent pas à la progression des personnages 10
10 Nous pouvons également évoquer la confusion ou l’adéquation du paysage avec le personnage. Ainsi lorsque Jessica traverse les montagnes en voiture, les plis et les sinuosités des vallées qui défile à l’arrière-plan de sa fenêtre semblent tout droit sortir de sa tête et émaner de sa psyché.
. La forêt, la ville, la jungle — omniscientes — semblent nous solliciter.
Le fil de la hantise ne paraît se dénouer qu’aux trois-quarts du film, après que Jessica s’est aventurée seule dans la forêt. À la recherche de fleurs, elle fait la rencontre hasardeuse d’Hernán, un pêcheur habitant les collines. Rapidement, leur interaction prend une dimension étonnante et confuse tandis que ce dernier prononce des paroles sans cohérence. Il mêle les temps : « Je me souviens que… dans l’espace… Nous cherchions… et puis… je suis né » et semble entretenir une connexion singulière avec la nature lorsqu’il affirme que « dans quelques minutes, le soleil va frapper sur la montagne ». On perçoit, quelques instants après, non pas directement dans le plan mais en hors-champs, la réverbération d’une lumière. Le pêcheur omniscient semble venir d’un autre temps ou de contrées intangibles. Aussi, lorsque Jessica lui demande de l’observer dormir — preuve selon elle de son humanité —, il s’allonge et garde les yeux grands ouverts, silencieux, comme ailleurs. Qui a-t-elle devant elle ? Fait-elle face à un fantôme ? Jessica ose un « Comment c’était la mort ? » — « Not bad » lui répond-il.
C’est véritablement une fois entrée dans la maison du pêcheur que les rapports symboliques s’inversent. Ce que l’on pensait jusqu’ici être le spectre — ce son provenant de la tête de l’horticultrice — se renverse ou prend corps lorsque Jessica, faisant le tour de la chambre et touchant ses objets, prend possession de la mémoire d’Hernán — ou plutôt elle s’en fait le porte-voix. Tout à coup, elle (re)devient enfant, et apeurée, décrit une nuit de violence ou de rapt que l’on peut précisément situer. « Cette fois-là, je me suis caché sous le lit avec les autres. J’entends tout. Ils nous cherchent. Ils nous ont cherché toute la nuit. Je suis là [sous le lit]. Ma mère […] a touché mes doigts et les a redressés un à un. J’ai posé ma tête sur l’oreiller. ». À la fin de cette remémoration glaçante, Hernàn conclut en s’adressant à Jessica : « Pourquoi tu pleures ? Ce n’est pas ta mémoire. ». La hantise chère à Memoria, serait-elle donc plutôt liée à des enjeux de récits qui n’auraient pu être formulés ? Ici, une mémoire individuelle bloquée qui devient, au regard de ses implications politiques plus systémiques, mémoire collective ? Jessica agit ici comme une antenne [pour reprendre les mots d’Hernàn] chargée de capter et de retransmettre la parole tue. Elle donne corps, réactive le récit et autorise ainsi une première libération des mémoires. Ce mode d’être par imprégnation de vécus qui la dépassent pourrait expliquer son envahissement premier. Par trop de silences inexpliqués, sa tête explose.
Dans une interview de Apichatpong Weerasethakul sur la préparation et les recherches nécessaires au film, ce dernier explique : « Quand on parle de la Colombie, la mémoire politique est évidente. Cependant, je ne me sentais pas capable d’aller dans cette direction car je n’ai pas de racines là-bas. J’ai simplement écouté les histoires des différentes personnes : psychologues, archéologues, ingénieurs, militants, collectionneurs de bric-à-brac, etc. Je vois le film comme un hommage à un pays du point de vue d’un étranger. Mais peut-être peut on sentir le grondement politique sous la surface » 11
11 https://medias.unifrance.org/medias/113/164/238705/presse/memoria-dossier-de-presse-francais.pdf
. Ce « grondement politique », le cinéaste en fait aussi l’expérience, d’une perspective différente, la Thaïlande se trouvant en proie à des coups d’états répétés depuis plusieurs décennies 12
12 C’est aussi une des raisons qui l’a poussé à tourner son film à l’étranger.
.
Avery Gordon, dans l’un des chapitre de son livre Matières Spectrales 13
13 Chapitre 4, « Par l’autre porte » in Avery Gordon, Ghostly Matters (Matières Spectrales), B42, 2023 (éd. or. 1976). Cet ouvrage est l’un des premiers du champ des spectral studies a avoir pensé les implications épistémologiques du fantôme.
, s’est intéressée aux disparu·e·s politiques de la répression militaire argentine des années 1970. Prenant pour point d’entrée la place de la psychanalyse dans le pays et les récits littéraires du réalisme magique, la sociologue revient sur ce que ces pertes ont produit chez celleux qui sont resté·e·s. Pour la chercheuse, la disparition causée par l’enlèvement ou le kidnapping est plus violente encore que la mort, en ce qu’elle n’autorise pas de fixation ou de recueillement auprès du défunt. La famille — ou celleux qui restent — « sont bloqués dans le présent ». Elle développe : « La mort se conjugue au passé, est actée. La disparition, elle, se poursuit, est toujours opérante dans le présent. On ne sait ce qu’il est advenu de ces personnes : “Aidez les disparus, faites quelque chose pour eux car ils sont quelque part”.» 14
14 Ibidem, p. 120.
. C’est ce manque de localisation et de possibilité de fixation — des corps, des mémoires — qui hante et place le fantôme dans un éternel passé reconduit dans le présent. Le spectre insiste pour se faire une place et enfin trouver demeure.
Écouter nos fantômes
Le motif de l’antenne ou du radar tendu vers les voix — et les mémoires — du passé se rejoue dans le film DAW du cinéaste franco-algérien Samir Ramdani. Son titre même évoque les premières stations de travail dédiées au traitement de pistes audios sur ordinateur, les « Digital Audio Workstation ». Ces stations, maintenant miniaturisées et intégrées aux ordinateurs sous forme de logiciels, permettent d’optimiser le mixage et de jouer numériquement avec le son. Il est donc ici encore question d’ondes, de leurs saisies et de leurs possibles retransmissions. Samir Ramdani, comme Apichatpong Weerasethakul, a recours à la science-fiction et au réalisme magique pour invoquer ses entités passées. Dès le début du récit, un homme pieds nus et vêtu d’un costume apparaît au milieu d’un terrain de foot et rend visite à un groupe de jeunes adolescent·e·s rassemblé·e·s après leur cours de boxe. Survenu de nulle part, il les exhorte :
« Levez-vous, on va être en retard pour la manif. —Quelle manif monsieur ? —Ce couvre feu pour les arabes… on va pas se laisser faire [s’adressant au garçon en face de lui] 15
15 En arabe dans le film.
. —Laissez tomber monsieur, Ali parle pas arabe. »
Cette manifestation — Qui donc est cet homme ? D’où vient-il ? Pourquoi s’adresse-t-il à eux ? Et surtout, de quoi parle-t-il ? — ouvre une brèche dans la mécanique du temps et déclenche un phénomène paranormal. Quelques instants après, le jour tombe, laissant place à une lumière bleue éblouissante qui aspire les quatre adolescents vers un ailleurs. Ce que raconte rétrospectivement les habitant·e·s interviewé·e·s dans le journal télévisé local : « —Tout s’est arrêté. Le tableau de bord de la voiture. Les voitures autour de moi. L’éclairage public. Tout, tout s’est arrêté. Elle était grande comme ça [parlant de la taille de la comète avec ses mains]. » Ou encore, interrogé·e·s par une policière au sujet de la disparition des adolescents : « Il y avait cette espèce de grosse lumière, bien volumineuse. —Elle faisait quoi cette lumière ? —Elle dansait. ».
DAW esquisse une double enquête dont les fils s’interconnectent — celui, surnaturel, du surgissement d’un feu follet extraterrestre, et l’autre, plus humain, de la disparition des quatre enfants. Où sont-ils tombés ? Dans quelle faille temporelle ? Pour résoudre l’énigme et espérer retrouver les victimes, la police fait appel à Leyla, professeure de boxe dont les talents de médium semblent seuls capables de se mesurer à cet intangible. « La lumière je l’ai vue. Les enfants, je crois savoir où ils sont. Suis-moi. » adresse-t-elle à la policière Samira à la sortie du ring.
Grâce à une incantation devant une cuve magique, la sorcière Leyla ouvre un passage qui transporte les deux femmes à un parking souterrain. Ce labyrinthe inconnu les mène jusqu’à un arbre électromagnétique, sorte d’entité centrale à laquelle les adolescents sont connectés. « Que font-ils ? » demande Samira à Leyla. « Ils parlent avec les esprits. » Celle-ci ajoute, à propos des fantômes qui ressurgissent dans la mémoire des enfants :
« Ils se manifestent dans notre monde parce qu’ils souffrent. Leur mal est ancien. Je pense qu’ils souffrent de quelque chose qui n’a pas été réparé. Ils sont perdus. Ils ne trouveront pas le repos avant d’avoir ce qu’ils veulent. »
Permettre aux fantômes d’obtenir réparation, voici peut-être une solution pour qu’ils puissent se retirer et (enfin) nous laisser en paix. Cette forme d’intempestivité ou d’interpellation reconduite dans le présent nous rappelle les mots de Vinciane Despret, qui dans son livre, Les morts à l’œuvre, parle « d’un passé qui ne passe pas ». Selon elle, « on reconnaît le symptôme [de ce passé] », cette brèche de l’évènement, « aux modes particuliers de résistance à son effacement ». « Il resurgit intempestivement et le fait sur un mode éruptif qui rompt avec la continuité du réel. » 16
16 Vinciane Despret, Les morts à l’œuvre, éd. Les empêcheurs de tourner en rond, 2023.
Pour stopper ce hoquet du temps, il s’agit, pour l’essayiste :
« de savoir ce qu’ils demandent, ou plutôt ce qu’ils réclament, l’objet de leur tristesse, le motif de leur ressentiment ou de leur colère, ce qui n’a pas été fait pour eux — une sépulture absente ; des rituels qui n’ont pas été réalisés ; une injustice qui n’a pas été réparée ; quelque chose ou quelqu’un qui n’a pas été honoré. »
Dans le film de Samir Ramdani, cette injustice est liée à l’absence de reconnaissance — et plus largement à la silenciation — des victimes ayant subi les répressions du gouvernement français à la suite des manifestations du 17 octobre 1961 17
17 « En octobre 1961, au cœur de la guerre d’indépendance de l’Algérie, la police française tua des centaines de civils qui manifestaient pacifiquement dans les rues de Paris en réaction au couvre-feu imposé à tous les citoyens Arabes. Beaucoup furent jetés dans la Seine. Cette histoire se passe 60 ans plus tard ». Samir Ramdani, sur le synopsis du film DAW.
. Ce n’est qu’une fois cette mémoire adressée et entretenue par les générations présentes que les fantômes pourront trouver repos.
« Toute ma vie j’ai voulu rentrer chez moi mais mon voyage ne s’est jamais terminé. Tout de suite j’ai compris ce que valait un Algérien en France. Je travaillais dur toute la semaine dans un pays qui torturait mon pays. J’étais syndicaliste et la guerre a commencé. Je collectais des renseignements. Je recrutais. Je trouvais les armes et je participais à toutes les grèves. Toutes les manifestations. On était sur le pont. On voulait être libre. La police française était une meute de chiens enragés. C’est le préfet Papon qui a ordonné le massacre. Depuis ce jour, je pleure toujours. Depuis ce jour, je tombe de ce pont, je chute encore. Cette histoire je dois te la transmettre. Je peux enfin partir. Cette histoire c’est la nôtre. »
Memoria comme DAW pensent et situent la hantise à l’articulation de récits personnels et d’une mémoire collective plus vaste. Tous deux nous invitent à entretenir et soigner ces récits du passé, à conserver notre vigilance pour ne pas faire basculer ces récits dans le « monstre de l’oubli ».
Pour apprendre à vivre enfin
Fabien Vallos, dans l’une de ses conférences sur la question de la hantise à l’école photographique d’Arles (CRAI ENSP) 18
18 https://www.youtube.com/watch?v=79Jskkrcekk
, parle d’une sur-saturation de présences dans notre présent. Il y aurait selon lui une inadéquation entre ces quantités de présences, ce tas, bien trop conséquent, et notre capacité à les recevoir, les digérer. Comment réussir à vivre enfin — dans notre temps — si nous sommes envahi·e·s et presque asphyxié·e·s par ces spectres du passé ? Cet apprentissage de l’être passe par une (ré)appropriation ou une reconsidération de nos espaces. Pour assurer notre plein déploiement dans le présent, nous devons composer avec ces entités environnantes. En soi, cohabiter, « demeurer ensemble » et faire avec, dans la même maison. Cette acceptation du partage de l’espace et de ces co-présences permet à terme un mieux vivre ainsi qu’un un ré-accord avec soi-même. Il faut leur laisser de la place et ouvrir leurs récits pour être. Pour le philosophe, il y a hantise lorsqu’il y a eu violence — qualifiée comme un dépassement de l’usage de la puissance sur autrui, fruit d’un déséquilibre dans la relation. Cette éthique de l’hospitalité et de l’accueil de l’autre peut autoriser une première forme de réparation.
Suivant une approche parallèle, l’artiste et chercheuse Euridice Zaituna Kala a conçu une installation pour l’exposition « Tactical Specters » de la Ferme du Buisson 19
19 L’exposition conçue en partenariat avec le programme Viva Villa, tenue de mars à juillet 2025, a rassemblé seize artistes. Prenant pour point d’entrée le texte Les morts à l’œuvre de l’essayiste et philosophe Vinciane Despret, l’exposition s’est intéressée aux notions de hantises contemporaines et aux doléances formulées par nos défunt·e·s. C’est dans ce cadre qu’Euridice a produit sa pièce Rendition. Voir entre autres : Vinciane Despret, Les morts à l’œuvre, les empêcheurs de penser en rond, 2023.
. Jouant avec les codes de l’architecture industrielle du XIXe siècle, cette structure en fer forgé accueille la projection de son film Rendition. A Moment in Between 33 Years of Protest. En tournage au Mozambique entre 2023 et 2024, l’artiste s’est intéressée à l’histoire d’un groupe de travailleurs envoyés comme main d’œuvre en l’Allemagne de l’Est (alors ancienne RDA) par le gouvernement du FRELIMO 20
20 Le Front de libération de la Mozambique, ou FRELIMO, est un parti communistefondé afin de lutter pour l’indépendance du pays, alors sous le joug de la domination coloniale du Portugal. Il a été jusqu’en 1990 le parti unique au pouvoir sous la république populaire du Mozambique. Samora Machel a dirigé le parti pendant 16 ans.
à la fin des années 1970. Revenus au pays dix ans plus tard, une partie des salaires promis par le jeune état mozambicain ne leur a jamais été versée. Depuis près de trente ans maintenant, date de leur retour, ces travailleurs et leurs descendant·e·s manifestent en réclamation de leur dû. Iels se rendent chaque semaine sur une place de Maputo, pour danser et réactualiser la lutte de leurs disparus. L’artiste a passé son enfance face à ce parc, observant ces réclamations hebdomadaires depuis sa fenêtre. Plus qu’un exercice performatif, cette revivification ou réactualisation d’une lutte passée est particulièrement évocatrice des manières de prendre soin de la mémoire de nos défunt·e·s.
En réincarnant ces corps, leur mémoire et leurs voix réprimées, les manifestant·e·s de Maputo réclament justice et poursuivent les doléances formulées — et non assouvies — de leurs défunt·e·s. L’installation de la vidéo — dans sa structure en fer forgé — trace un pont entre différentes mémoires : la mémoire mozambicaine et celle, paternaliste, des usines françaises installées à Noisiel au XIXe qui exerçaient elles aussi une forme d’emprise et de rétention à l’égard de leurs employé·e·s. Euridice Zaituna Kala donne voix à l’archive des usines françaises par le biais des luttes mozambicaines réactualisées. C’est précisément cette forme de béance que qualifie Fabien Vallos, lorsqu’il évoque notre rapport au temps. Selon lui, cette violence — liée à une dissymétrie de l’usage de la puissance — produit un traumatisme qui engendre une trace, un trou, qui réclame, enraye et heurte notre présent.

Euridice Zaituna Kala, photogramme du film Rendition.
Publik Universal Frxnd, A land of deeper shade, unpierced by human thought, 2024, courtesy de l’artiste, vue de l’exposition « Tactical Specters », Ferme du Buisson, 2025, © photo Émile Ouroumov
A land of deeper shade
Dès la seconde moitié des années 1990, avec l’arrivée des spectral studies (certain·e·s ont même évoqué un tournant spectral des sciences humaines), le spectre se pose comme nouvelle méthode d’acquisition des savoirs. Figure située au bord des mondes 21
21 Pour reprendre le titre de l’ouvrage de Mohamed Amer Meziane, Au bord des mondes, Vers une anthropologie métaphysique, éd. Vues de l’esprit, 2023.
, occupant différentes temporalités — passée, présente et à venir —, les spectres nous instruisent et déplacent nos manières d’envisager notre ancrage dans le présent. Nous pensons ici le monde comme placé à la rencontre de la réalité et du réel. Nous distinguons ici la réalité — que nous façonnons et sur laquelle nous avons prise — du réel qui nous préexiste, ce qui (nous) arrive de l’extérieur et ce avec quoi nous devons négocier. Intangible, impalpable, présent bien qu’absent physiquement, le spectre nous invite ainsi à ouvrir les frontières de notre appréhension du réel. Il pointe, oriente, et souligne par son état les zones de trous et de béances innommées de l’histoire. C’est en cela précisément qu’il nous déplace — personnellement et collectivement.
À la fin de son livre Matières Spectrales, Avery Gordon évoque la pensée du « sentiment » de l’écrivain Raymond Williams. Elle cite cette jolie formule qui explicite parfaitement l’action exercée par le spectre dans le temps : « Une structure de sentiment articule la présence ; il s’agit d’un échange enchevêtré de silences bruyants et d’absences bouillonnantes » 22
22 Raymond Williams, Marxism and Literature, Oxford University Press, 1997, p.128.
. Elle poursuit sur cette présence-absente mobilisatrice :
Une structure de sentiment correspond précisément à la conception, ou connaissance sensible, caractérisée par l’enchevêtrement du subjectif et de l’objectif, de l’expérience et de la croyance, du sentiment et de la pensée, de l’immédiat et du général, du personnel et du social. 23
23 Ibidem
Le spectre se place précisément à l’articulation de toutes ces notions collectives, politiques et profondément personnelles. Expérimenté par tous·tes, l’exercice du deuil et de la mort se rattache à un commun pourtant souvent impensé. Publik Universal Frxnd, avec son œuvre A land of deeper shade, unpierced by human thought, composée de 23 corneilles moulées en résine colorée du blanc translucide au rouge carmin, rappelle la portée éminemment personnelle et parfois désolante de l’exercice du deuil. Ses corneilles — symboles de mauvais présage dans la culture occidentale depuis le Moyen-Age — croassent de manière aléatoire dans l’espace d’exposition. Certaines, équipées de lecteur MP3, diffusent des extraits de l’Idumea, un hymne méditatif sur la mort et l’au-delà 24
24 Noté aussi sous le numéro 47b dans l’édition de 1991, l’Idumea, fait partie du répertoire du Sacred Harp, une tradition de chant religieux ayant la particularité de n’utiliser que la voix humaine a cappella. And am I born to die ? To lay this body down ! And must my trembling spirit fly into a world unknown? A land of deepest shade ; Unpierced by human thought ; The dreary regions of the dead, Where all things are forgot !
. Elles gémissent, chantent et nous parlent, rappelant que cette entité qui arrive — la mort — n’est jamais bien loin. « A land of deeper shade, Unpierced by human thought ; The dreary regions of the dead, Where all things are forgot ! ». Latente et diffuse, elle nous guette, nous comme nos proches. Le dernier corbeau de Publik, violet profond et placé à l’écart du groupe, est un hommage rendu à l’un de ses amis les plus proches, décédé trop précocement.
Telle une sentinelle, il veille et se tient à l’interstice entre ces mondes pour nous tenir en éveil. Il alerte et, par sa présence, empêche nos mémoires collectives de sombrer dans le sommeil.
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Diplômée du master « l’art contemporain et son exposition » et d’un master de recherche sur la photographie expérimentale (Sorbonne Université), Eva Foucault est curatrice indépendante. Elle a travaillé aux deux précédentes éditions du Salon de Montrouge : en tant qu’assistante curatoriale du duo Work Method pour la 67e du Salon puis comme chargée de programmation de la 68e édition, sous le commissariat d’Andrea Ponsini. En 2024, elle a aidé Thomas Conchou à la préparation documentaire de l’exposition « Tactical Specters » du centre d’art de la Ferme du Buisson (de mars à juillet 2025). C’est dans ce contexte que s’inscrit cette contribution, nourrie des recherches menées pour l’exposition. Parallèlement, elle développe différents projets d’écriture et d’exposition dont « Semblable à un petit os de seiche » (Bétonsalon, 2023) et « Bleu Pétrole » (Non-Etoile, 2023). Elle a récemment rejoint le bureau collectif La Païva, et est membre des associations c-e-a et du pôle emploi fictif.
- https://jack.canalplus.com/articles/ecouter/il-y-a-10-ans-radiohead-creait-la-discorde-avec-the-king-of-limbs []
- « Cette chanson est l’apogée du message de cet album. Tout au long de l’album, chaque chanson présente une figure rythmique/harmonique qui se répète de façon régulière, mais qui évolue au fil du temps. Cette idée de répétition est « obsédante » en soi et se rapporte à l’idée d’expériences et de pensées. Ce qui est « perdu et vendu », ce sont les parties de nous-mêmes que nous avons oubliées ou choisi d’oublier, les « pitoyables » regrets et les « impossibles » limites personnelles qui nous définissent. » https://songmeanings.com/songs/view/3530822107858860816/ []
- Idem []
- Si le film a été tourné avant, le montage s’est déroulé pendant les périodes de confinement. []
- https://medias.unifrance.org/medias/113/164/238705/presse/memoria-dossier-de-presse-francais.pdf []
- Ibidem []
- Phrase qu’elle répète à l’ingénieur lors de leur entretien. []
- On peut citer entre autres, Oncle Boonmee, Tropical Malady ou encore Cemetery of Splendor, qui tous trois matérialisent le fantôme de manière plus onirique (comme présence divine, spectre dans la jungle ou au sein de la Nature). []
- Derrida, dans son ouvrage Spectres de Marx, ne dit pas mieux, lorsqu’il évoque la figure du chevalier coiffé d’un heaume, dont ne peut voir le regard — puisque caché derrière sa visière — mais qui pourtant nous regarde. Conf. Spectres de Marx, ed. Seuil, 1993, réédition 2024. []
- Nous pouvons également évoquer la confusion ou l’adéquation du paysage avec le personnage. Ainsi lorsque Jessica traverse les montagnes en voiture, les plis et les sinuosités des vallées qui défile à l’arrière-plan de sa fenêtre semblent tout droit sortir de sa tête et émaner de sa psyché. []
- https://medias.unifrance.org/medias/113/164/238705/presse/memoria-dossier-de-presse-francais.pdf []
- C’est aussi une des raisons qui l’a poussé à tourner son film à l’étranger. []
- Chapitre 4, « Par l’autre porte » in Avery Gordon, Ghostly Matters (Matières Spectrales), B42, 2023 (éd. or. 1976). Cet ouvrage est l’un des premiers du champ des spectral studies a avoir pensé les implications épistémologiques du fantôme. []
- Ibidem, p. 120. []
- En arabe dans le film. []
- Vinciane Despret, Les morts à l’œuvre, éd. Les empêcheurs de tourner en rond, 2023. []
- « En octobre 1961, au cœur de la guerre d’indépendance de l’Algérie, la police française tua des centaines de civils qui manifestaient pacifiquement dans les rues de Paris en réaction au couvre-feu imposé à tous les citoyens Arabes. Beaucoup furent jetés dans la Seine. Cette histoire se passe 60 ans plus tard ». Samir Ramdani, sur le synopsis du film DAW. []
- https://www.youtube.com/watch?v=79Jskkrcekk []
- L’exposition conçue en partenariat avec le programme Viva Villa, tenue de mars à juillet 2025, a rassemblé seize artistes. Prenant pour point d’entrée le texte Les morts à l’œuvre de l’essayiste et philosophe Vinciane Despret, l’exposition s’est intéressée aux notions de hantises contemporaines et aux doléances formulées par nos défunt·e·s. C’est dans ce cadre qu’Euridice a produit sa pièce Rendition. Voir entre autres : Vinciane Despret, Les morts à l’œuvre, les empêcheurs de penser en rond, 2023. []
- Le Front de libération de la Mozambique, ou FRELIMO, est un parti communistefondé afin de lutter pour l’indépendance du pays, alors sous le joug de la domination coloniale du Portugal. Il a été jusqu’en 1990 le parti unique au pouvoir sous la république populaire du Mozambique. Samora Machel a dirigé le parti pendant 16 ans. []
- Pour reprendre le titre de l’ouvrage de Mohamed Amer Meziane, Au bord des mondes, Vers une anthropologie métaphysique, éd. Vues de l’esprit, 2023. []
- Raymond Williams, Marxism and Literature, Oxford University Press, 1997, p.128. []
- Ibidem []
- Noté aussi sous le numéro 47b dans l’édition de 1991, l’Idumea, fait partie du répertoire du Sacred Harp, une tradition de chant religieux ayant la particularité de n’utiliser que la voix humaine a cappella. And am I born to die ? To lay this body down ! And must my trembling spirit fly into a world unknown? A land of deepest shade ; Unpierced by human thought ; The dreary regions of the dead, Where all things are forgot ! []