On parle souvent du syndrome de la page blanche comme de l’impossibilité de commencer ou de poursuivre l’écriture d’un texte. Dans mon propre cas, il ne s’agit pas tant d’une difficulté à remplir le chapelet de pages blanches qui s’étirent sur l’écran de mon ordinateur, que d’une angoisse face à l’inexorable passage du temps. Les heures défilent et s’empilent dans une ronde infinie et infernale. Mon écran affiche 10h15 ? Autant dire qu’il est 11h. Bientôt 15h ? C’est donc que la journée est terminée, belle et bien perdue ! Cette anxiété est entrecoupée par des coups d’œil sur mon portable (pourtant stratégiquement posé hors de portée dans une autre pièce) ou un allumage express du Wi-Fi sur mon ordinateur pour surfer internet. Or, ni les messages (désespérés) aux proches, ni les recherches sur la gestion du stress et l’optimisation de la productivité n’y font rien. Pas plus que le fond sonore censé fluidifier le passage de ma pensée, alternant ainsi entre silence monacal, les ondes des mix d’ambient sur NTS, ou la musique des fameuses vidéos du type « 6 Hours Mozart for Studying, Concentration, Relaxation 🎵» visionnées par plus de 48 millions d’autres utilisateur.ice.s de YouTube tout aussi désespéré.e.s et/ou en charrette que moi. Seule consolation : ma lenteur coupable semble être un défaut largement partagé. Seul problème : il alimente l’horreur du retard qui se profile, signe implacable d’un échec qui ne peut qu’être imputé à ces tâches morales que sont la paresse et la désorganisation.

À des degrés divers, le.la lecteur.ice du XXIe siècle se reconnaîtra dans les symptômes que je décris. Le sociologue et philosophe allemand Hartmut Rosa rappelle que l’« accélération du rythme de vie », un phénomène caractérisé par une compression générale du temps est le marqueur de notre modernité. Il s’accompagne notamment d’un impératif à la productivité, une réduction du temps de sommeil, la gestion de tâches multiples. À la clé, un « sentiment d’urgence » perpétuel, qui se traduit par un « stress au travail et hors du travail 1 1 dont les limites sont de plus en plus floues , la peur de ne plus pouvoir suivre, la fragmentation des expériences » 2 2 Edouard Gardella, « Vers une pétrification du politique ? », La Vie des Idées, 2011. en ligne : https://laviedesidees.fr/Vers-une-petrification-du . In fine, on assiste à une véritable « précarisation des conditions structurelles (formation, emploi, famille) » 3 3 ibid. . L’originalité de la critique d’Hartmut Rosa repose sur sa perspective chronopolitique : il ne s’intéresse pas tant au temps de la perception ou à une métaphysique du temps qu’au rapport que les sujets occidentaux entretiennent avec lui.

C’est un temps — que Michel Foucault qualifierait de discipline, Fred Moten et Stefano Harney de logistique — qui pénètre et déplace les corps, les rend dociles et à même d’entretenir leur propre aliénation. En tant qu’historienne de l’art dont l’intérêt se porte sur les pratiques artistiques d’artistes afro-diasporiques — et étant moi-même issue de la diaspora franco-caribéenne — les analyses de Rosa présentent un double intérêt. Me déculpabiliser en tant que freelance d’abord, puis réfléchir à la place que l’histoire atlantique entretient avec l’élaboration des instruments de pouvoir temporels, et en quoi ou comment les pratiques artistiques contemporaines afro-diasporique s’y confrontent, les contournent et les subvertissent.

Or, une telle investigation entraîne des conséquences sur la manière d’écrire les histoires de l’art. C’est donc à dessein que j’abandonne ici une perspective unique et surplombante, la séparation entre beaux-arts et pratiques populaires et vernaculaires; que je sacrifie la mise en place de bornes chronologiques étroites ainsi que le resserrement autour d’un territoire réel et cohérent. Partant d’un amalgame visuel et sonore, je dessinerai ainsi les contours d’un éventail de stratégies afro-diasporiques. Des pratiques qui critiquent le régime de domination chronopolitique occidental dont le sujet n’est donc, pour reprendre la perspective de Rosa, pas tant le temps que la relation que les sujets diasporiques entretiennent avec ce dernier.

La société moderne qui apparaît entre les XVIe et XVIIIe siècles est caractérisée par un processus de « temporalisation de l’histoire » 4 4 Edouard Gardella, « Vers une pétrification du politique ? », La Vie des Idées, 2011. en ligne : https://laviedesidees.fr/Vers-une-petrification-du . Ceci fait abandonner à l’occident sa perception cyclique du temps pour une conception linéaire et positiviste qui se distingue par la prégnance du régime de l’accélération. Le crépuscule du XVIIIe siècle voit s’achever la première phase de la colonisation ainsi que l’apogée du commerce triangulaire, préambule à la révolution industrielle. Progressivement, à la fin de ce siècle émergent de nouveaux questionnements autour de la souveraineté et de la citoyenneté. Nouvelle communauté politique, la nation devient un enjeu politique majeur. Ces questionnements émergent dans le contexte de rivalités impériales hors de l’Europe qui participent au développement de la colonisation et de l’esclavage et imposent l’absolutisme jusque dans les colonies de peuplement et les comptoirs africains. L’existence de ces colonies et la pratique du commerce transatlantique posent la question de l’altérité et constituent un point de friction pour des nations alors en construction, les nations à venir 5 5 Voir à ce propos Cécile Vidal dir., Français ? La nation en débat entre colonies et métropoles (XVIe-XIXe siècle) .

Dans Colonisation of Time, Giordano Nanni insiste sur le caractère déterminant de la technologie dans l’entreprise et la domination coloniale durant laquelle « l’horloge a été un élément aussi indispensable […] que le navire » 6 6 Je traduis. Rasheedah Phillips, « Counter Clockwise: Unmapping Black Temporalities from Greenwich Mean Timelines », The Funambulist, They Have Clock We Have Time, 36, 2021, 20. . Cette relation entre modernité, colonisation et technologie se cristallise au XIXe siècle dans le perfectionnement de la carte ; outil qui, sans la représenter, entérine la relation de l’espace au temps à travers le mouvement. La chercheuse et artiste afrofuturiste Rasheedah Phillips relève ainsi que les cartes consignent différentes temporalités : « le passé de celui qui a tracé la carte, des territoires tracés ; le présent de l’utilisateur de la carte et des changement des territoires ; le futur de tous ces événements » 7 7 Rasheedah Phillips, “Placing Time, Timing Space: Dismantling the Master’s Map and Clock”, The Funambulist (18) 2018, p. 44. . Elles permettent les déplacements des navires et les emmènent vers les mal-nommées « découvertes », entreprises extractivistes durant lesquelles les cales se chargent de cargaisons naturelles et marchandes. Des « marchandises humaines » composées de captifs Africains que le transbordage forcé mène vers les Amériques et les Caraïbes dans des colonies.


L’ « Invitation au voyage »

Nos Îles, Aliha Thalien, ‘23, 2023


Dans ce contexte, l’adoption en 1884 du méridien de Greenwich — ligne de crête imaginaire et arbitraire — comme le méridien de référence international devient le symbole de l’hybris britannique, et plus largement occidental. Il fixe les fuseaux horaires qui vont participer au découpage du monde, au même titre que les frontières. La carte divise le monde en sphère d’influences et de pouvoir impériaux, en métropole et en colonies. Les territoires et les populations sont tantôt modernes et avancés, tantôt « autre […] qui appartient à une autre époque : un être en retard dans le temps, qui vient d’un autre lieu, d’un autre contexte » 8 8 Fabiana Ex-Souza, « Être périphérique », Afrikadaa, « Anthropologismes », mai-juin-juillet 2015, p. 48-50 . L’histoire de l’art du XIXe siècle de Baudelaire à Gauguin, en passant par Matisse a su soigneusement consigner et dépeindre dans sa mythologie du voyage exotique ce motif qui véhicule avec force de détails le cliché qui fonctionne toujours à plein régime de la « langueur des îles ». Affliction tant physique que morale, la langueur désigne « un affaiblissement […] qui réduit considérablement les forces et l’activité d’une personne » 9 9 Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales (CNRTL). en ligne https://www.cnrtl.fr/definition/langueur . Elle est aussi l’indice d’un « caractère d’une chose (paysage, climat) dont la monotonie, la moiteur engendre cet état d’âme ». 10 10 ibid.

À cet égard le court-métrage d’Aliha Thalien, Nos Îles, pourrait être qualifié d’œuvre sur la langueur. Née et élevée dans l’Hexagone, l’artiste d’origine martiniquaise entraîne læ spectateur.ice dans une déambulation statique à travers l’île. Ce voyage s’inscrit dans un contexte historique et politique spécifique. Comme tout habitant d’un DOM — département des outre-mers — dont la région est située dans la mer des Caraïbes ou dans l’Océan Indien, les habitants de la Martinique, ex-colonie devenue DOM en 1946, demeurent mal connus de leurs concitoyens hexagonaux. La départementalisation, entre assimilation à la Nation et maintien dans une périphérie tout aussi géographique que politique, a permis à l’état de procéder au « raturage soigneux du passé » 11 11 Edouard Glissant, Le Discours Antillais, Paris, Editions du Seuil, 1981. colonial commun. Exercice de « re-médiation », le film d’Aliha Thalien aborde frontalement la question des survivances coloniales et de la relégation de/et dans ces territoires.

Le film s’ouvre sur un plan aux couleurs saturées de carte postale, montrant la plage du Diamant sur fond d’un mix saccadé de bouyon, de socca et de shatta. Au fur et à mesure que les plans se succèdent et s’étirent, l’exotisme de l’image s’étiole peu à peu. La réalisatrice capture les considérations innocentes, pleines d’humour, parfois empreintes de gravité, d’un groupe de jeunes ami.e.s : les relations amicales et familiales, la situation économique du pays, la classe des békés, les perspectives politiques sur l’île et les migrations régionales sont des sujets d’échanges, de conversation. L’économie de moyens du film devient un langage centré sur la lenteur qui permet de faire défiler les murmures des paysages, les expressions silencieuses et les étreintes pleines d’affection de chaque personnage. Ce précipité de lenteur agit comme un révélateur qui désosse, subvertit le cliché essentialisant de la langueur des îles. Le dispositif filmique, mêlant documentaire et fiction, fait (re)jouer et improviser des dialogues aux acteur.ice.s qui adoptent et affirment ainsi pleinement leurs positions d’auteur.ice.s « dans la construction de [la] textualisation de la réalité »  12 12 Fabiana Ex-Souza, « Être périphérique », Afrikadaa, « Anthropologismes », mai-juin-juillet 2015, p. 48-50. . Dans la douceur du flottement à l’écran, le rocher du Diamant émerge des flots, comme un mirage rétinien lancinant. Tantôt étincelant sous les rayons du soleil, tantôt muet au milieu du calme des flots ou menaçant sous la tempête, il devient bientôt le sujet de conversation du groupe :

Le rocher vous fait pas peur des fois ?
Ouais.
Tout le temps.
Je crois qu’apparemment y’avait un bateau esclave qui s’était échoué là bas.
Ouais. Et du coup, ça fait que quand tu passes près du rocher, l’énergie est un peu lourde en fait. Mais vous y croyez ?
Moi je crois à tout.
J’y suis allée une fois en bateau. Et, je ressentais les énergies. Comme si… Je pense que ça s’est vraiment passé.

Présence mystique et fantomatique, le rocher défait le stéréotype de la langueur comme nonchalance. Un autre ordre surgit derrière le naufrage du rocher qui hante la mémoire et l’imaginaire de ces jeunes devient un de ces sites « géopoétiques » 13 13 Notons qu’en face du rocher du Diamant, sur le littoral de la commune du même nom, se dresse le Mémorial de l’Anse Caffard. Cet ensemble de figures sculptées en béton armé et blanchies au sable de Trinité-et-Tobago est composé de quinze bustes resserrés et disposés en triangle. Conçu par l’artiste Martiniquais Laurent Valère, ces sculptures sont érigées en 1998, à l’occasion du 150ème anniversaire de l’abolition de l’esclavage et sont orientées en direction du Golfe de Guinée. L’oeuvre intitulée Cap 110, Mémoire et fraternité, rend hommage aux victimes du dernier naufrage d’un navire clandestin transportant une « cargaison humaine » en provenance d’Afrique en 1830, alors que la traite transatlantique est prohibée. Le bateau, dont le nom ne fut jamais établi, se fracassa contre un rocher. Seuls quatre-vingt six captifs (vingt-six hommes et soixante femmes) des trois-cent captifs estimés en rescapèrent. Le site du mémorial relève d’un choix arbitraire. Sa présence témoigne et informe la hantise magique du rocher. glissantiens. L’auteur du Discours Antillais déclarait ainsi que « notre paysage est son propre monument : la trace qu’il signifie est repérable par-dessous. C’est tout histoire ».

Cette caractérisation de la fonction du paysage antillais chez Edouard Glissant permet de saisir l’analyse du comportement des images à travers la notion d’« afrotopes », néologisme forgé par les historien.ne.s de l’art Huey Copeland et Krista Thompson. Ce terme « renvoie aux formes récurrentes qui ont émergé au sein de la culture et de l’identité diasporique africaine et qui se sont même révélées au cœur de son élaboration » 14 14 Huey Copeland, Krista Thompson, Art Journal, édition de l’hiver 2017, vol. 76, n°3-4, p. 7-9. (Anne Lafont (trad.) en ligne: https://www.centrepompidou.fr/fr/magazine/article/afrotropes-mode-demploi . Battu par les flots, le rocher fait émerger des images issues d’un imaginaire océanique afro-diaporique, où l’océan et le bateau négrier occupent sans doute des places parmi les plus iconiques. Devant l’objectif d’Aliha Thalien, l’image du rocher du Diamant s’étire, se multiplie. Ses apparitions se rapprochent. Il offre de multiples facettes, d’images exotiques, nostalgiques et mystico-poétiques dont le récit s’impose grâce aux questions, hésitations et confessions des personnages. Contingent du « ralentissement, de l’attente, de l’accélération soudaine, de l’à-venir, du remplissage des bonnes conditions, expériences et de la technologie » 15 15 Huey Copeland, Krista Thompson, « Afrotropes: A Conversation with Huey Copeland and Krista Thompson », October 162, Fall 2017, pp. 3–18. , le rocher du Diamant acquiert une épaisseur ou bien voit son image se dépouiller. Les afrotopes de Copeland et Thompson tiennent des « chronotopes » du théoricien de la littérature Mikhail Bakhtine. Là où les afrotopes désignent des motifs, les chronotopes sont la matrice spatio-temporelle (chronos et topos) littéraire qui met en exergue la relation qui unit temporalité et événement, à travers la fiction et la narration. L’image, selon l’expression de Bakhtine, « prend chair » et témoigne « de l’entrelac des relations temporelles et spatiales exprimé artistiquement » 16 16 Je traduis. Mikhail M. Bakhtin, The Dialogic Imagination: Four Essays (Austin: University of Texas Press, 1981), p. 250, cité dans ibid. . Cette chair inframince est à la fois pleine (corps, objet, substances) et déliée (perte, d’absence et désir de relations et d’affinités).

Nos Îles, Aliha Thalien, ‘23, 2023


Water no get enemy

If your child dey grow, a water he go use
If water kill your child, na water you go use

Fela Kuti - Water no get enemy 17 17 “Si ton enfant grandit, il va utiliser l’eau / Si l’eau tue ton enfant, tu vas utiliser l’eau – L’Eau n’a pas d’Ennemi”

En 1964, le Général de Gaulle est en voyage officiel dans les Caraïbes et rallie la Martinique, la Guadeloupe et la Guyane 18 18 Bien que n’étant pas une île située de la mer des Caraïbes, mais un territoire d’Amérique du Sud, la Guyane appartient en partie à son espace culturel, au même titre que le nord du Brésil ou de la Colombie. . Alors que son avion survole l’océan, il qualifie les îles sous la carlingue de « grains de poussière sur la mer ». Cette citation traduit la violence de l’histoire et de la relation coloniale qui subsiste aujourd’hui encore entre l’Hexagone et ses territoires « ultramarins » 19 19 L’usage de ce terme fait débat en ce qu’il réaffirme (en l’édulcorant) la relation coloniale entre l’Hexagone et les DOM-TOM. Voir à ce propos l’entretien de Françoise Vergès pour Boukan magazine en ligne : https://www.une-saison-en-guyane.com/article/societe/entretien-avec-francoise-verges-le-feminisme-decoloniale/ . L’amnésie coloniale de De Gaulle ne s’y trompait pas totalement. Mais ce ne sont pas tant les îles antillaises, que les résidus d’épaves et d’os qui forment bien des amas de poussières atlantiques dans les abysses noirs de l’océan. Le penseur canadien d’origine barbadienne Rinaldo Walcott rappelle ainsi que « l’aquatique Noir est la relation ambiguë et ambivalente que les Noirs entretiennent avec les étendues d’eau. Il s’agit d’une relation qui n’est pas exclusive aux Noirs, […] mais que d’autres considèrent également comme constitutive de la subjectivité Noire. »  20 20 Je traduis. Rinaldo Walcott, « The Black Aquatic », liquid blackness (2021) 5 (1): 63–73. en ligne : https://read.dukeupress.edu/liquid-blackness/article/5/1/63/173285/The-Black-Aquatic

Les sculptures blanches et rouille de Dominique White témoignent de cette ambiguïté séculaire. L’artiste britannique d’origine jamaïcaine érige des ruines battues par les vents et les flots. Elle déploie une pratique spectrale autour du désossement, de la mort et du souvenir, amalgamant mât brisés, filets emmêlés de chaînes rouillée, de cordes émoussés, ou drapeaux en charpie. Autant de matériaux et d’éléments, qui, s’ils forment parfois des installations allant vers la monumentalité, restent à échelle humaine. Elle les épuise tous de sa main ou au feu. La pratique de White répète et fait se déplacer le motif du bateau. En cela, sa sculpture est un afrotrope puissant, qui mêle les temporalités et les géographies, interrogeant les questions de circulation des images et de la diaspora. Si la carte, le bateau et l’horloge sont les technologies par excellence de la colonisation, alors les épaves de Dominique White sont les pendants du projet cartographique du duo afro-futuriste Black Quantum Futurism formé par Rasheedah Phillips et Camae Ayewa, qui illustrent à merveille celui-ci : « les temporalités et les traditions de la diaspora Noire et africaine partagent de nombreux parallèles avec les principes quantiques : le passé se mêle au présent, s’entrelace avec le(s) futur(s) » 21 21 « Black/Afro Diasporan temporalities and traditions of time share many parallels with quantum principles: the past intermingles with the present, interwoven with the future(s) » https://arts.cern/article/black-quantum-futurism-black-diasporan-temporalities-share-many-parallels-quantum . Dans un entretien réalisé pour son exposition personnelle à Triangle - Astérides (Marseille, France), Dominique White dévoile les enjeux spatio-temporels de ces anti-monuments. Elle ne fait pas exclusivement référence aux négriers, mais à plusieurs vaisseaux, leurs échos et persistance rétinienne, conceptuelle et politique à travers le temps. Les frictions de kaolin qu’elle applique sur ses oeuvres deviennent ainsi un rituel de deuil, sinon funéraire, pour plusieurs occcurences et instances de violence et de perte.

Elle cite ainsi tour à tour, le Zong, un négrier dont « le capitaine décida de jeter par-dessus bord une partie de sa « cargaison » – commettant alors le meurtre de plus de 130 personnes réduites en esclavage » 22 22 Entretien de Dominique White réalisé par Céline Kopp à l’occasion de son expositon personnelle. en ligne : https://trianglefrance.org/fr/files/feuille-de-salle-frpresse_v3.pdf et le Windrush. Entre 1948 et 1971, ce bateau effectua des aller-retours entre le Royaume-Uni et les colonies caribéennes (Jamaïque, Trinidad et Tobago et autres îles du Commonwealth) pour transporter des milliers de personnes originaires dans l’objectif de suppléer au manque de main d’œuvre après guerre. Elle convoque aussi les canaux pneumatiques ou bateaux de migrant·es et plus spécifiquement le « left to die boat » (le bateau qu’on laisse mourir). En 2011, la France, l’Italie et Malte laissent ce pneumatique dériver des semaines durant dans la mer Méditerranée. Les gardes côtes ont « surveillé la traversée de cette embarcation de fortune en Méditerranée parfois de si près que les survivant·es peuvent encore décrire les visages des surveillant·es. » 23 23 ibid

L’oeuvre Dominique White retrace ainsi le continuum entre stase et mouvement, entre mort et élan de (sur)vie, où les sujets Noirs et leurs corps sont rendus vulnérable à la violence.

Ruttier for the Absent, 2019, dans le cadre de la résidence Curva Blu à Favignana, Italie, en juillet 2019. Voile vierge, sisal, argile kaolinique, corde usée, palmier détruit, fer, raphia, résidus de la Méditerranée. Photographié par Ilaria Orsini, produit en collaboration avec Incurva.


Matière Noire : Black Gold of the Sun

I am the white side of the sun
follow the beat across the light
(…)
I am the black gold of the sun
I am the the dark side of the sun
Shadows that light up the day
Darkness shadow all the way
 24 24 “Je suis la face blanche du soleil / Suivez le rythme de la lumière / Je suis l’or noir du soleil / La face sombre du soleil / Les ombres qui illuminent le jour / Ombre de noirceur jusqu’au bout”

Nuyorican Soul – I Am the Black Gold of the Sun

En 1790, le capitaine John Gabriel Stedman publie Narratives of Five Years. Expedition Against The Revolted Negroes of Surinam. Il raconte le déroulement d’une mutinerie sur un bateau négrier 25 25 Les mutineries condamnaient presque toujours les captifs à une mort certaine. . Malgré le succès de l’entreprise, celui-ci atteint tout de même sa destination : le Suriname. Les captif.ve.s se dressent sur le pont du navire. Leurs fronts et joues scarifiés à l’aide de tessons de bouteilles, ils apparaissent avec des croissants de lune et des étoiles gravés dans leur chair. Dans son analyse de l’épisode dans Black Is A Color, l’historienne de l’art Elvan Zabunyan avance que si les astres gravés dans la chair des révoltés constituent un écho à leur pratiques rituelles, le geste constitue néanmoins une première rupture sur laquelle se fonde bientôt une culture visuelle diasporique. La « tradition artistique » explique-t-elle, « se construit en continuité des expériences historiques et collectives tributaires d’une origine » 26 26 Elvan Zabunyan, Black Is A Color : une histoire de l’art africain-américain contemporain, Paris : Dis voir, 2004, p. 11. , dont la traite atlantique constitue un des points de départ. Contre la réification et la marchandisation de leur corps, contre l’annihilation de leur être, de leur culture et de leur subjectivité, cette révolte des captif.ve.s constitue peut-être l’une des premières itérations documentées d’utilisation du corps Noir comme surface de représentation et matériau plastique, qu’Elvan Zabunyan lie aux pratiques artistiques performatives et corporelles 27 27 Dans le livre, l’autrice s’intéresse plus particulièrement au pratiques artistique des années 1960. .

Debout sur le pont, au-dessus de la câle où ils étaient détenus, les captif.ve.s de l’épisode rapporté par Stedman inaugurent l’union de de deux motifs qui innervent l’imaginaire afro-futuriste 28 28 Courant artistique, « L’Afrofuturisme engage ainsi un changement global, créatif et pragmatique. Prenant le parti de ceux qui, pendant des siècles marginalisés, ont incarnés l’altérité, il s’adresse plus que jamais à l’ensemble du monde. Inclusif et foisonnant, hétérogène et décomplexé, trans- (au sens premier de traversée), il nous invite à performer le monde. » — voir à ce propos Mawena Yehouessi, « l’afrofuturisme en 3 points EXPANSION(S) », Blacks to the future, 2016 en ligne : https://blackstothefuture.com/syncretics/ . Le temps de leur révolte, les captif.ve.s se sont unis autour d’une pratique magico-religeuse qui a arrimé la matière noire au milieu océanique et à l’espace galactique. Cette dimension, définit les contours d’un Passage du Milieu alternatif qui se déploie selon un axe vertical entre les rêves fugitifs d’envol (flight 29 29 La notion de flight (envol, fuite) que l’on retrouve sous la plume d’auteur.ice.s africain-américains comme Adrian Piper ou Frank B. Wilderson III, lie métaphoriquement pratiques du marronage et émancipation politique à travers l’imaginaire, la pensée, l’art… ) et les vie submergées au fond de la câle. Un axe qui révèle, comme y invite Alexis Pauline Gumb, « le fond des océans, [dans] l’outre espace » 30 30 Alexis Pauline Gumbs, M Archive, After the End of the World (Durham: Duke Press University, 2018), 10 .

La poétesse souligne dans son recueil Archive M le travail d’océanistes Noirs qui analysent « la matière sombre des profondeurs ». Leurs recherches ouvrent une réflexion sur la relation constitutive de la noirceur et l’océan sous un jour nouveau. À partir des travaux scientifiques sur la bioluminescence (matière provenant en partie de la décomposition du magnésium et du calcium des os des esclaves jetés ou s’étant jetés depuis le pont des négriers), Gumbs réfléchit à l’histoire du monde via sa matière, et à la manière dont notre vision, notre perspective devrait s’éclairer « toute lumière est partagée avec ceux au fond des océans » 31 31 Alexis Pauline Gumbs, ibid, 11. .

Dark Matter, Cherish Menzo, 2023. Photographie Bas de Brouwer.


Le travail de la chorégraphe néerlandaise originaire du Guyana Cherish Menzo offre une variation sur ce thème organique. Créée en collaboration avec Camilo Mejía Cortés, Dark Matter 32 32 “Matière Noire” est une pièce qui travaille la noirceur du point de vue du dispositif scénique (lumières) et temporel à travers la danse. La pièce s’appuie sur un dispositif expérimental puisqu’elle a été créée dans différentes villes européennes (Amsterdam, Paris, Marseille) au fil de différents workshops à Amsterdam, à Marseille ou encore à Paris, à la Villette où je me suis moi-même rendue pendant trois jours en tant que participante. Menzo était à la recherche de participant.e.s intéressé.e.s par les questions d’Afrofuturisme, de posthumanisme pour une future production mêlant musique électronique, chopped & screwed et chorale rap. La promesse était d’explorer le mouvement et la voix pour réfléchir à la manière dont nous nous percevions, nous et les autres 33 33 Je paraphrase ici l’appel à participation du workshop organisé par Cherish Menzo et La Villette. . Composé d’un groupe mixte, mais majoritairement de femmes afro-descendantes, l’atelier était composé en trois parties. Si nous nous sommes échauffé•e•s à chaque séance, le premier jour a largement été consacré à un exercice qui nous invitait à saisir notre mouvement intérieur que Cherish Menzo appelait notre « wave », mot qui signifie en anglais à la fois vague et onde. Il s’agissait ensuite de la décomposer, de la ralentir. Après nous être entrainé•e•s à garder ce mouvement en nous déplaçant chacun.e sur une ligne droite imaginaire qui traversait la salle de danse, nous avons commencé à danser collectivement en formant un groupe, un quasi-organisme polycéphale sensible dont les mouvements se construisaient indéfiniment en réaction aux un.e.s et aux autres. Individuellement, l’onde de nos vagues respectives résonnaient du bout de nos orteils à la pointe de nos cheveux, animant sur son passage nos expressions faciales.

Nous devions sentir les autres, sentir les autres nous sentir, devenir un organisme d’eau sensible, réactif, tactile. Après avoir dansé dans cette proximité entre les murs noirs de la salle de la Villette, dans un contexte interrogeant la fabrique du corps Noir, un épisode de Racines d’Alex Haley m’est revenu à la mémoire. Kehuro Machria note que Haley décrit la « proximité imposée » à son protagoniste Kunta Kinte :

Il tira légèrement sur la chaîne ; elle semblait être reliée à la cheville gauche de l’homme avec lequel il s’était battu. À la gauche de Kunta, enchaîné à lui par les chevilles, se trouvait un autre homme, quelqu’un qui ne cessait de gémir, et ils étaient tous si proches que leurs épaules, leurs bras et leurs jambes se touchaient dès que l’un d’entre eux bougeait. 34 34 Je traduis. Voir à ce propos Keguro Macharia, Frottage, Black Fictions of Intimacy, New York, NYU Press, 2019, 1.

Séparé de sa famille et de ses proches, le protagoniste Kunta Kinte est maintenu dans une « intimité monstrueuse » avec d’autres déplacés — parfois ses ennemis. Frottements et chaînes sont à la fois entraves, liens et connexion. Dans son essai Mama’s Baby, Papa’s Maybe : An American Grammar Book, Hortense Spillers rappelle en effet que les diasporas Noires des Amériques et des Caraïbes sont à la recherche de modèles de systèmes de parenté alternatifs, ceux qui prévalaient originellement chez les populations déplacées ayant d’abord été atomisés par l’esclavage, puis par les systèmes racistes. Elle avance que c’est sous la ligne de flottaison, dans la cale des bateaux, que s’est construite la fabrique de l’atomisation de la subjectivité, de l’histoire, des langues et des relations des Africains captifs. Or les captif.ves ne sont pas passif•ve•s dans la câle. Bien identifié comme laboratoire de multiples dynamiques de pouvoir et discriminations raciales, validistes ou sexistes et sexuelles, la câle est aussi un site où se recréent déjà les liens qui ont notamment mené aux nombreuses mutineries qui se sont déroulées durant quatre siècles. Le spécialiste de l’histoire maritime et l’historien Marcus Rediker a produit une oeuvre capitale pour comprendre la technologie, la domination mais aussi la vie et les modes de résistance sur les négriers. Il souligne ainsi :

« L’horreur omniprésente rend d’autant plus remarquable le fait que les personnes réduites en esclavage aient pu, dans des circonstances aussi extrêmes, faire preuve de créativité. Lorsque 15 à 20 groupes ethniques ou nationaux différents, dont beaucoup ne comprenaient pas ou ne parlaient pas la langue des autres, étaient réunis de force à bord du navire, le problème de la communication se posait sur le pont inférieur. Les marchands d’esclaves ont sciemment mélangé les différents groupes linguistiques pour essayer de limiter la coopération et la résistance collective. Mais de nouvelles formes de communication sont apparues : les esclaves ont chanté de nouvelles chansons, dansé de nouvelles danses, inventé de nouveaux mots et parlé de nouvelles langues, généralement des langues pidgins. La nouvelle musique était d’autant plus importante qu’un bateau entièrement en bois pouvait être utilisé comme instrument de percussion : les batteurs pouvaient jouer du tambour n’importe où. » 35 35 Je traduis. Marcus Rediker « The Transatlantic Slave Trade Ships: Trajectories of Death and Violence Across the Ocean », The Funambulist, ( 39: The Ocean… From the Black Atlantic to the Sea of Islands), en ligne : https://thefunambulist.net/magazine/the-ocean/the-transatlantic-slave-trade-ships-trajectories-of-death-and-violence-across-the-ocean .

a haunting, a wake of sorts, 2019. Voiles vierges, argile kaolinique, cauris, acier galvanisé, acier, manilles, raphia et sisal. Photographié par Wilf Speller.


C’est dans ces relations nouvelles que résident le « cadeau terrible » de la câle, comme l’avancent les auteurs Fred Moten et Sefano Harney. Ils le posent comme modèle pour réimaginer des manières d’être et d’agir ensemble, d’établir des relations et actions. C’est ce qu’ils nomment haptique ou amour, c’est-à-dire « La capacité de toucher [l’autre] et d’être touché [par l’autre]. » 36 36 Stefano Harney, Fred Moten, Les sous-communs – Planification fugitive et étude Noire, Paris, Brook, 2022. (Trad. Coll.)

Un toucher auquel le workshop de Cherish Menzo entraînait, en tentant d’établir un espace-temps où se partageaient danse et anecdotes de vies, retours d’expériences et histoires diasporiques proches et parfois communes. Au-delà de la câle, les vies et cultures submergées sont également un puissant motif afrofuturiste qui est également un afrotope de la plastique et poétique 37 37 Le terme est d’ailleurs utilisé par des poètes comme le Barbadien Kamau Brathwaite ou le Saint-Lucien Derek Walcott. . Dominique White revendique d’ailleurs le dialogue que son travail et sa critique du capitalisme entretiennent avec les productions du duo Drexciya. À partir des récits qui relate la manière dont les Africains transbordés dans les négriers se jetaient à l’eau, croyant que c’était dans la mort qu’ils retourneraient chez eux auprès de leurs ancêtres, sur le Continent, le duo états-uniens leur invente un monde futur(iste) sous-marin, dont ils font remonter les sonorités. Ils créent une culture submergée qui nait de la catastrophe, échappe à la mort et promet la renaissance. En fait, le travail plastique de Dominique White, comme les compositions sonores et fictives de Gerald Donald et Ralph Stinson propose de réfléchir et de réinventer la notion de nation en la débarrassant alors de ses contraintes des projets juridico-légal de l’état-nation (frontière, race, fiction historique). Pris entre divers catastrophes advenues et à venir, ils questionnent les formes de vie intégrées au projet.

Dans un contexte où les projets émancipateurs portés par les diasporas Noires n’ont pas toujours pu se réaliser pleinement encore, ces artistes posent depuis leur domaine des jalons pour faire interroger les concepts de liberté et d’émancipation, ainsi que les conditions de leur exercice.

3 ‘N the Mornin’ [Part Two], Dj Screw, 1996.


Time’s (un) screwed

Dans Dilla Time, The Life and Afterlife of J Dills, The Hip Hop Producer Who Reinvented Rhythm, Dan Charnas note que le métronome est une horloge et que les deux instruments ont des origines historiques communes :

« L’horloge a été associée au son et à la chanson dès sa naissance dans la Chine ancienne — un mécanisme hydraulique fait sonner une cloche — jusqu’à son évolution en tour d’horloge qui se répand à travers l’Europe et sonne l’heure. Ainsi, ce sont les horlogers suisses du XVIIIe siècle qui ont créé les mécanismes des premières boîtes à musique. Un ressort enroulé faisait tourner un cylindre dont la surface présentait des aspérités. Ces dernières frappaient des dents métalliques produisant des sons musicaux espacés dans le temps. Une autre machine, actionnée par un ressort et un pendule, fut bientôt créée pour aider les musiciens eux-mêmes à mesurer le temps avec plus de précision : le métronome. » 38 38 Dan Charnas ; Jeff Peretz, « Machine Time », Dilla Time : The Life and Afterlife of the Hip-hop Producer Who Reinvented Rhythm, p. 87

Le jazz de Sun Ra, le P-Funk des groupes de George Clinton 39 39 Il s’agit des groupes Parliament et Funkyadelic, à la source d’un sous genre du funk. , le dub de Lee « Scratch » Perry ou la techno de Détroit – des pionniers de Drexciya au collectif Underground Resistance (UR) – font sans doute figure de références lorsqu’il s’agit d’aborder le rapport des Africains-Américains au temps et à la technologie. À cette liste, il faut ajouter le hip hop : l’autrice Ytasha Womack note dans qu’il fait lui aussi « ressortir l’aliénation [alien-nation], la mystique, l’aspiration, la communauté et la métaphysique du temps non-linéaire » 40 40 Je traduis. Ytasha Womack « Introduction » dans Roy Christopher (ed.), Boogie Down Predictions : Hip-Hop, Time, and Afrofuturism, Strange Attractor Press, 2022, 17. . Cette question temporelle est posé par le djing. Depuis l’avènement du disco, puis avec le hip hop et la techno (entre autre), la platine a permis la création de techniques de mix. Ces techniques créées dans les zones marginalisées de la société s’exercent grâce à la mémoire musculaire et musicale et la pratique. Ce sont des innovations qui participeront par ailleurs au développement de nouvelles technologies 41 41 Voir à ce propos André Sirois « Scratch Cyborgs: The Hip-Hop DJ as Technology », dans Roy Christopher (ed.), Boogie Down Predictions : Hip-Hop, Time, and Afrofuturism, Strange Attractor Press, 2022. .

Screw aux Samplified Digital Recording Studios pendant la production de l’album 3 ’N the Mornin’ en 1996. Crédit : Collection DJ Screw Photographs and Memorabilia, Special Collections, University of Houston Libraries.


Originaire de Kingston en Jamaïque où il grandit jusqu’à ses 12 ans, Clive Campbell — plus connu sous le nom de DJ Cool Herc — est le pionnier majeur du mouvement hip hop 42 42 Mouvement culturel né dans le Bronx qui comporte 4 éléments : le DJing, le MCing (qui deviendra le rap, le breakdance et le graffiti. . Il importe dans les rues du Bronx des éléments de la culture musicale jamaïcaine (le soundsystem, le toasting). Un jour d’août 1973, lors d’une bloc party sur la Sedgick Avenue, la légende veut que Herc mette au point le « Merry-Go-Round ». Au lieu de jouer les vinyles de bout en bout, il joue les breakdowns, sections rythmiques (des percussions donc) très appréciées des danseurs pour passer d’un disque à l’autre :

« Herc utilisait deux tourne-disques et une table de mixage pour passer d’un disque à l’autre en succession rapide. En ralentissant ou en accélérant ses platines, il pouvait synchroniser le tempo des deux chansons et faire correspondre leurs rythmes. » 43 43 Je traduis. Dan Charnas ; Jeff Peretz, « Machine Time », Dilla Time : The Life and Afterlife of the Hip-hop Producer Who Reinvented Rhythm, p. 90

Herc transforme ainsi le paysage musical et signe l’avènement du mouvement hip hop. Figure tout aussi majeure, Grand Master Flash développe dans le sillage de Kool Herc la « théorie de l’horloge » (clock theory). Sa technique implique de toucher directement les vinyles noires, là où Herc jouait essentiellement avec son crossfader. Ainsi :

« la rotation des disques vinyles [assure] une synchronisation précise ; le frottement, l’accrochage et le relâchement du vinyle [crée] des effets percussifs, mélodiques et harmoniques ; et l’utilisation de deux exemplaires du même disque « [prolonge] les sections “break” généralement courtes en boucles infinies. » 44 44 Je traduis. ibid

Avec le scratching, le rubbing, le djing rejoue un répertoire de gestes de friction et de frottage à l’origine d’une créativité qui permet de s’émanciper des structures temporelles, de faire sortir les corps de la docilité. Un geste lourd de sens dans un contexte états-unien de ségrégation raciale juridique puis informel, où le vinyle noir a redoublé la séparation du corps Noir avec sa voix, pour le vendre, le distribuer et le diffuser dans des espaces (blancs) 45 45 Voir à ce propos Arthur Jafa, My Black Death, Hudson, Publication Studio Hudson, 2015. . La question de l’isolation, de la répétition et de la manipulation des sections de percussion évoque la notion d’une persistance non pas rétinienne mais sonore, écho de relations et résistances passées. La platine, outil de manipulation temporelle, s’impose comme nouvel avatar d’un vaisseau, traversant la mer, le temps et l’espace (galactique).

Cette logique de fugue, via un toucher qui favorise la manipulation technique et temporelle, est poussée à l’un de ses paroxysmes par Robert Earl Davis Jr.. Originaire du sud de Houston, le jeune Dj se fait appeler DJ Screw. Il est créateur du chopped & screwed, un sous-genre de rap qui émerge au débuts des années 1990. Pendant une décennie, le très prolifique DJ Screw sortira plus de 200 mixtapes, réunies et organisées en un projet aussi total et final : Diary of the Originator. Comme Herc et Grandmaster Flash avant lui, Screw crée sa propre anti-horloge avec une technique de

« mixage consistant à ralentir systématiquement la vitesse de lecture d’un morceau joué en même temps sur les deux platines, mais de manière légèrement décalée, de sorte que la manipulation rapide du crossfader d’une platine à l’autre produise un effet de répétition hachées maintenue dans la continuité du tempo freiné — soit la technique du chopped and screwed. » 46 46 Mathieu Saladin. « Précipités de lenteur ». Audimat, 12 (2019): 154.

Le son de DJ Screw est une épave, une ruine hantée. Comme Dominique White, Screw épuise les médias qu’il touche : le son, le vinyle, la cassette. La légende de l’origine de son nom est à cet égard significative : décidant que seule une chanson lui plaît sur un vinyle, il raye le disque avec une vis (screw) pour en effacer l’autre de la matière et de sa mémoire. Matthieu Saladin compare avec justesse l’écoute d’une des mixtapes de Screw à la découverte d’« un disque retrouvé dans un état de délabrement avancé après une catastrophe dont il conserverait le souvenir latent. Abimé, de manière irréversible, mais néanmoins toujours reconnaissable. Chaque ligne mélodique ou séquence rythmique devient une sorte de fantôme d’elle-même, sa propre hantise dupliquée. » 47 47 Mathieu Saladin. « Précipités de lenteur ». Audimat, 12, 2019, 154. . La pratique et la sonorité de Screw ne peuvent être réduits à la métaphore du fantôme dans la machine. Avant et après la constitution de son studio, il met en place une série de stratégies, parfois innovantes, pour jouer avec la temporalité de la musique qu’il remixe : le scratching bien sûr, la découpe de bandes noires et marrons des cassettes pour recréer une chanson, le stop-time, le détournement de sa boom box… Il désosse le son et les supports.

Le culturaliste Mark Fisher rappelait que la hantise (haunt) signifie à la fois ce qui envahit et trouble, et la demeure, là où l’on s’attarde. La lenteur de Screw dépassait la simple dimension musicale et se double d’un éthos aussi qu’exigeant. Le titre “Sailin’da South” 48 48 En anglais le verbe « sailing » veut dire à la fois le départ en voyage et le fait de prendre un bateau à voile. , sur l’incontournable 3’N The Morning, n’invite pas à mettre le cap sur le sud du globe à travers les mers. Dans le slang de Houston, sailing c’est trainer avec ses amis en voiture, en roulant doucement, coffre ouvert, dans lequel une enceinte entreposée laisse échapper de la musique. Les activités de loisirs traversent d’ailleurs la plupart des sons chansons de DJ Screw et la Click 49 49 Collectif de Houston mené par DJ Screw parmi lesquels on compte E.S.G., Fat Pat, Lil’Keke ou UGK . Au-delà de l’amusement, les relations de Screw dessinent un véritable ethos au service du collectif et d’un localisme. Sa musique célèbre une manière d’être du sud des États-Unis, et se met ainsi au service de la communauté houstonienne (et texane), dont son entourage fait partie. Bien que prolifique, le Dj refuse le jeu de l’industrie, de la massification et de l’industrialisation auquel les logiques de production du rap basée sur la répétition pourrait le rendre vulnérable, dans une perspective marxiste et adorniene. Son esthétique lo-fi est peu propice à la capture des majors, et lorsqu’elles le contactent, il refuse de signer sans ses amis. Ses chansons relèvent de pratiques pirates. Screw privilégie plutôt la circulation informelle et se positionne comme bug.

Des étreintes des personnages d’Aliha Thalien, aux frottages au kaolin de Dominique White, en passant la réactivité des corps des performeurs de Cherish Menzo ou les frictions des bandes de cassettes et vinyles noirs, les pratiques décrites dans ce texte produisent des gestes qui créent et qui refusent tout à la fois. Des gestes qui forment « un chœur unifié ou fédérateur, mais composé de voix dissonantes qui, de temps à autre, se rejoignent dans leur quête commune de liberté » 50 50 Je traduis. Keguro Macharia, Frottage: Frictions of Intimacy across the Black Diaspora, New York, NYU Press, 2019, 12. . Au-delà du mirage de l’inclusivité et de l’universalisme, ces frictions et surgissements afrotopiques permettent de lier des géographies et temporalités disjointes pour faire et écrire de nouvelles histoires (de l’art). Ces œuvres nous rappellent plus largement l’amorce d’un tournant pris par les instances de l’art contemporain, et le chemin qu’elles doivent encore parcourir. Car comme la « pierre » du Diamant, « la contemporanéité consiste précisément dans l’accélération, l’omniprésence et la constance de disjonctions perceptives radicales, dans les façons divergentes de voir et d’évaluer le monde, dans la coïncidence de temporalités non-synchrones, dans la bousculade de contingences faites de diverses multiplicités culturelles et sociales, dont la rencontre met en lumière les inégalités galopantes qui existent en elles et entre elles » 51 51 Aleš Erjavec, « Art et esthétique : du moderne au contemporain » Diogène 2011/1-2 (n° 233-234), 211-225 (Traduit par Nicole G. Albert). .

Du mouvement de balancier de l’horloge à celui du métronome, l’imaginaire afrotopique afro-diasporique explore le sac et ressac de l’océan, les allers et venues des migrations, le combat pour prendre chaque inspiration et expiration. Se dessine en creux une histoire, et, avec elle, certainement une critique du monde contemporain capitaliste, qui pave peut-être la voie/x vers des formes d’émancipation et de relationnalités sans cesse renouvelées.

  1. dont les limites sont de plus en plus floues  []
  2. Edouard Gardella, « Vers une pétrification du politique ? », La Vie des Idées, 2011. en ligne : https://laviedesidees.fr/Vers-une-petrification-du  []
  3. ibid.  []
  4. Edouard Gardella, « Vers une pétrification du politique ? », La Vie des Idées, 2011. en ligne : https://laviedesidees.fr/Vers-une-petrification-du  []
  5. Voir à ce propos Cécile Vidal dir., Français ? La nation en débat entre colonies et métropoles (XVIe-XIXe siècle)  []
  6. Je traduis. Rasheedah Phillips, « Counter Clockwise: Unmapping Black Temporalities from Greenwich Mean Timelines », The Funambulist, They Have Clock We Have Time, 36, 2021, 20.  []
  7. Rasheedah Phillips, “Placing Time, Timing Space: Dismantling the Master’s Map and Clock”, The Funambulist (18) 2018, p. 44.  []
  8. Fabiana Ex-Souza, « Être périphérique », Afrikadaa, « Anthropologismes », mai-juin-juillet 2015, p. 48-50  []
  9. Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales (CNRTL). en ligne https://www.cnrtl.fr/definition/langueur  []
  10. ibid.  []
  11. Edouard Glissant, Le Discours Antillais, Paris, Editions du Seuil, 1981.  []
  12. Fabiana Ex-Souza, « Être périphérique », Afrikadaa, « Anthropologismes », mai-juin-juillet 2015, p. 48-50.  []
  13. Notons qu’en face du rocher du Diamant, sur le littoral de la commune du même nom, se dresse le Mémorial de l’Anse Caffard. Cet ensemble de figures sculptées en béton armé et blanchies au sable de Trinité-et-Tobago est composé de quinze bustes resserrés et disposés en triangle. Conçu par l’artiste Martiniquais Laurent Valère, ces sculptures sont érigées en 1998, à l’occasion du 150ème anniversaire de l’abolition de l’esclavage et sont orientées en direction du Golfe de Guinée. L’oeuvre intitulée Cap 110, Mémoire et fraternité, rend hommage aux victimes du dernier naufrage d’un navire clandestin transportant une « cargaison humaine » en provenance d’Afrique en 1830, alors que la traite transatlantique est prohibée. Le bateau, dont le nom ne fut jamais établi, se fracassa contre un rocher. Seuls quatre-vingt six captifs (vingt-six hommes et soixante femmes) des trois-cent captifs estimés en rescapèrent. Le site du mémorial relève d’un choix arbitraire. Sa présence témoigne et informe la hantise magique du rocher.  []
  14. Huey Copeland, Krista Thompson, Art Journal, édition de l’hiver 2017, vol. 76, n°3-4, p. 7-9. (Anne Lafont (trad.) en ligne: https://www.centrepompidou.fr/fr/magazine/article/afrotropes-mode-demploi  []
  15. Huey Copeland, Krista Thompson, « Afrotropes: A Conversation with Huey Copeland and Krista Thompson », October 162, Fall 2017, pp. 3–18.  []
  16. Je traduis. Mikhail M. Bakhtin, The Dialogic Imagination: Four Essays (Austin: University of Texas Press, 1981), p. 250, cité dans ibid.  []
  17. “Si ton enfant grandit, il va utiliser l’eau / Si l’eau tue ton enfant, tu vas utiliser l’eau – L’Eau n’a pas d’Ennemi”  []
  18. Bien que n’étant pas une île située de la mer des Caraïbes, mais un territoire d’Amérique du Sud, la Guyane appartient en partie à son espace culturel, au même titre que le nord du Brésil ou de la Colombie.  []
  19. L’usage de ce terme fait débat en ce qu’il réaffirme (en l’édulcorant) la relation coloniale entre l’Hexagone et les DOM-TOM. Voir à ce propos l’entretien de Françoise Vergès pour Boukan magazine en ligne : https://www.une-saison-en-guyane.com/article/societe/entretien-avec-francoise-verges-le-feminisme-decoloniale/  []
  20. Je traduis. Rinaldo Walcott, « The Black Aquatic », liquid blackness (2021) 5 (1): 63–73. en ligne : https://read.dukeupress.edu/liquid-blackness/article/5/1/63/173285/The-Black-Aquatic  []
  21. « Black/Afro Diasporan temporalities and traditions of time share many parallels with quantum principles: the past intermingles with the present, interwoven with the future(s) » https://arts.cern/article/black-quantum-futurism-black-diasporan-temporalities-share-many-parallels-quantum  []
  22. Entretien de Dominique White réalisé par Céline Kopp à l’occasion de son expositon personnelle. en ligne : https://trianglefrance.org/fr/files/feuille-de-salle-frpresse_v3.pdf  []
  23. ibid  []
  24. “Je suis la face blanche du soleil / Suivez le rythme de la lumière / Je suis l’or noir du soleil / La face sombre du soleil / Les ombres qui illuminent le jour / Ombre de noirceur jusqu’au bout”  []
  25. Les mutineries condamnaient presque toujours les captifs à une mort certaine.  []
  26. Elvan Zabunyan, Black Is A Color : une histoire de l’art africain-américain contemporain, Paris : Dis voir, 2004, p. 11.  []
  27. Dans le livre, l’autrice s’intéresse plus particulièrement au pratiques artistique des années 1960.  []
  28. Courant artistique, « L’Afrofuturisme engage ainsi un changement global, créatif et pragmatique. Prenant le parti de ceux qui, pendant des siècles marginalisés, ont incarnés l’altérité, il s’adresse plus que jamais à l’ensemble du monde. Inclusif et foisonnant, hétérogène et décomplexé, trans- (au sens premier de traversée), il nous invite à performer le monde. » — voir à ce propos Mawena Yehouessi, « l’afrofuturisme en 3 points EXPANSION(S) », Blacks to the future, 2016 en ligne : https://blackstothefuture.com/syncretics/  []
  29. La notion de flight (envol, fuite) que l’on retrouve sous la plume d’auteur.ice.s africain-américains comme Adrian Piper ou Frank B. Wilderson III, lie métaphoriquement pratiques du marronage et émancipation politique à travers l’imaginaire, la pensée, l’art…  []
  30. Alexis Pauline Gumbs, M Archive, After the End of the World (Durham: Duke Press University, 2018), 10  []
  31. Alexis Pauline Gumbs, ibid, 11.  []
  32. “Matière Noire”  []
  33. Je paraphrase ici l’appel à participation du workshop organisé par Cherish Menzo et La Villette.  []
  34. Je traduis. Voir à ce propos Keguro Macharia, Frottage, Black Fictions of Intimacy, New York, NYU Press, 2019, 1.  []
  35. Je traduis. Marcus Rediker « The Transatlantic Slave Trade Ships: Trajectories of Death and Violence Across the Ocean », The Funambulist, ( 39: The Ocean… From the Black Atlantic to the Sea of Islands), en ligne : https://thefunambulist.net/magazine/the-ocean/the-transatlantic-slave-trade-ships-trajectories-of-death-and-violence-across-the-ocean  []
  36. Stefano Harney, Fred Moten, Les sous-communs – Planification fugitive et étude Noire, Paris, Brook, 2022. (Trad. Coll.)  []
  37. Le terme est d’ailleurs utilisé par des poètes comme le Barbadien Kamau Brathwaite ou le Saint-Lucien Derek Walcott.  []
  38. Dan Charnas ; Jeff Peretz, « Machine Time », Dilla Time : The Life and Afterlife of the Hip-hop Producer Who Reinvented Rhythm, p. 87  []
  39. Il s’agit des groupes Parliament et Funkyadelic, à la source d’un sous genre du funk.  []
  40. Je traduis. Ytasha Womack « Introduction » dans Roy Christopher (ed.), Boogie Down Predictions : Hip-Hop, Time, and Afrofuturism, Strange Attractor Press, 2022, 17.  []
  41. Voir à ce propos André Sirois « Scratch Cyborgs: The Hip-Hop DJ as Technology », dans Roy Christopher (ed.), Boogie Down Predictions : Hip-Hop, Time, and Afrofuturism, Strange Attractor Press, 2022.  []
  42. Mouvement culturel né dans le Bronx qui comporte 4 éléments : le DJing, le MCing (qui deviendra le rap, le breakdance et le graffiti.  []
  43. Je traduis. Dan Charnas ; Jeff Peretz, « Machine Time », Dilla Time : The Life and Afterlife of the Hip-hop Producer Who Reinvented Rhythm, p. 90  []
  44. Je traduis. ibid  []
  45. Voir à ce propos Arthur Jafa, My Black Death, Hudson, Publication Studio Hudson, 2015.  []
  46. Mathieu Saladin. « Précipités de lenteur ». Audimat, 12 (2019): 154.  []
  47. Mathieu Saladin. « Précipités de lenteur ». Audimat, 12, 2019, 154.  []
  48. En anglais le verbe « sailing » veut dire à la fois le départ en voyage et le fait de prendre un bateau à voile.  []
  49. Collectif de Houston mené par DJ Screw parmi lesquels on compte E.S.G., Fat Pat, Lil’Keke ou UGK  []
  50. Je traduis. Keguro Macharia, Frottage: Frictions of Intimacy across the Black Diaspora, New York, NYU Press, 2019, 12.  []
  51. Aleš Erjavec, « Art et esthétique : du moderne au contemporain » Diogène 2011/1-2 (n° 233-234), 211-225 (Traduit par Nicole G. Albert).  []