Quand la Contagion atteignit Hong Kong en 1997, Philip Tose décida de voyager jusqu’en 2047 pour contracter un prêt forfaitaire auprès de lui-même. La plupart des gens attribuaient la magnitude de la crise économique à l’effondrement de sa société de placements notoire — Peregrine — qu’il avait supervisée pendant une décennie, en pratiquant ce que ces rivaux décrivaient comme de l’investissement à la fois agressif et irraisonné. En effet, Peregrine avait subventionné plusieurs marchés asiatiques fichés par d’atroces rapports humanitaires (dont la Birmanie ou le Vietnam, par exemple) et avait éhontément formé des alliances politiques en Chine à la suite des manifestations de la place Tian’anmen. Interrogés à propos des événements en question, les partenaires de Tose les désignaient comme de simples “anicroches”, une opportunité de surfer sur la vague de la crise économique.

Tose lui-même ne concevait aucune de ses décisions, à tous égards, comme étant irrationnelle ; y compris le risque d’investir près d’un quart du patrimoine entier de la société dans une entreprise de taxi indonésienne tristement baptisée Sûreté & Confiance. Le potentiel essor des entreprises de taxi correspondait parfaitement à la stratégie de placement de Peregrine, sans compter les liens clientélistes avec la fille du président indonésien.

Certains avançaient même que le renflouement des institutions financières mexicaines (et de leurs actionnaires étrangers) par le FMI quelques années auparavant avait inspiré une illusion de sécurité sans bornes à ces firmes asiatiques. Plus spécifiquement, dans le cas de Tose, qui avait percuté des barrières avec sa voiture de course et enduré de nombreuses blessures, aucun pari n’était jamais trop risqué. Cela lui était monté à la tête, selon la presse, au cours des années suivantes avec sa stratégie d’investissement absurde et le financement périlleux de junk bonds 1 1 obligations à haut risque, classées comme spéculatives par les agences de notation, c’est-à-dire celles dont la notation financière est inférieure à l’investment grade : https://fr.wikipedia.org/wiki/Junk_bond à haut rendement sur le marché asiatique.

Et si, par une occasion fortuite, la Contagion venait frapper à sa porte, il avait l’assurance que l’un de ses nombreux et redoutables chevaliers blancs accourrait à la rescousse. Lorsque cela se produisit, pourtant, ce ne fut pas le cas. Les chinois les abandonnèrent (offensés, de surcroît, par la simple proposition), et les suisses s’éclipsèrent à la toute dernière minute tandis que des documents supplémentaires révélaient l’étendue de leur banqueroute. Alors que tous perdaient confiance en son aura de succès, la seule personne qui pourrait encore avoir foi en lui serait le vieux Tose, potentiellement encore en vie en 2047.

Still from Free to Choose [2023], by Bahar Noorizadeh, Rudá Babau and Waste Paper Opera


Son plan consistait à conduire sa Lotus Esprit dans le futur. À son époque, seules quelques agences de voyages dans le temps étaient en activité, et uniquement une poignée de célébrités pouvaient s’offrir les coûts exorbitants de ces excursions spatio-temporelles. Il devait agir vite, avant que ses partenaires ne remarquent que le reste des économies dérisoires de leur compte commun avait été liquidé. Chaque étape devait être planifiée : réserver à l’avance un tunnel trou de ver 2 2 https://fr.wikipedia.org/wiki/Trou_de_ver , remplir le coffre de sa voiture, et s’assurer qu’aucun paparazzi ne le poursuivrait — tâche quasi-impossible, puisque la communauté financière le reniait chaque jour davantage avec des accusations répétées dans les médias.

Le passage trou de ver était historiquement situé dans le quartier de Shek Kip Mei du Nord de Kowloon, le premier lotissement public construit par le gouvernement colonial en 1953. Celui-ci restait un site emblématique dans l’histoire de la modernisation de Hong Kong. Selon la légende, la veille de Noël 1953, un incendie avait dévasté le campement de Shek Kip Mei et délogé 50 000 squatteurs chinois, qui s’étaient retrouvés sans abri du jour au lendemain. Cet événement sensationnel avait suscité une réponse rapide du gouvernement colonial britannique, et entraîné la construction extraordinaire de plus d’un million de logements sociaux durant le demi-siècle qui suivit. Acclamée comme l’une des premières utopies du libre-échange sur terre, dès 1986, 45% de la population de la colonie était hébergée dans des logements sociaux alloués par le gouvernement.

Lorsque Tose se rendit dans la zone en 1997, le site originel avait déjà été démoli pour être reconverti en bâtiments génériques modernes. Entre-temps, cependant, Shek Kip Mei était devenue une ville fantôme, dans un contraste saisissant avec l’atmosphère bruyante et animée de Hong Kong. Le gouvernement avait mis à profit cet intervalle en louant les lieux à des productions de blockbusters.

Pourquoi ne pas exploiter le fétichisme grandissant des américains pour la ligne d’horizon compacte de Hong Kong ? À travers le pare-brise, Tose remarqua une équipe de tournage qui transportait des trépieds et de lourds sacs de sable au dernier étage d’une des nouvelles tours. Il apprendrait plus tard que le film en question était Skyscraper, une pâle copie de Die Hard avec en vedette le jeune Dwayne Johnson. Encore une autre intrigue d’incendie dans un gratte-ciel, qui reflétait à la fois l’atmosphère locale de risque financier et la phobie de se retrouver captif·ve de ces environnements verticaux.

Avant de se faire remarquer, Tose roula doucement à l’intérieur du parking sous la tour. La spirale l’invita à entrer. Les flèches de signalétique fluorescentes commencèrent à s’effacer, et il perdit le compte du nombre de rampes qu’il avait traversées dans le noir profond du tunnel. Il espérait pouvoir mettre tout cela derrière lui à son retour. Il serait dorénavant plus prudent avec sa stratégie d’investissement — fini Jakarta, fini le Vietnam. Ou, du moins, c’est ce qu’il annoncerait aux actionnaires. Le crissement des pneus du véhicule était le seul signe qui corroborait sa descente.

Les flèches apparurent à nouveau. Il sentit que la pente raide sous la voiture commençait à s’élever. Il était en 2047, anxieux de découvrir la ville après sa “véritable” rétrocession 3 3 https://fr.wikipedia.org/wiki/R%C3%A9trocession_de_Hong_Kong_%C3%A0_la_Chine . Quand sa Lotus Esprit émergea du parking, la première chose qui le frappa fut l’ombre de la tour qui s’étendait jusqu’à l’horizon, comme éclairée par un soleil en fin de course. Il leva les yeux pour trouver, à la place du bâtiment, l’un des nombreux pieds d’une structure semblable à un blob, qui se dressait haut dans le ciel. Ses ramifications s’étiraient dans de multiples directions, projetant l’ombre d’un motif marbré sur la métropole.

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Une plaque couleur or installée sur l’ancienne tour — cette colonne colossale — lui fournit un indice : “Pilier 78A, L’Espace des Flux (terminé en 2046)”. En dessous, “Le plus grand ensemble de logements sociaux développé à travers la mégapole de la Rivière des Perles, fournissant des logements abordables aux citoyens de Guangzhou à Shenzhen, en passant par Hong Kong et Macao.” Tose se rappelait du projet de développement de la région de la Grande Baie 4 4 https://fr.wikipedia.org/wiki/R%C3%A9gion_de_la_Grande_Baie_de_Guangdong-Hong_Kong-Macao , mais il n’avait pas anticipé cela. Comment avaient-ils construit une araignée de la taille d’un continent dans le ciel en l’espace de cinquante ans ? La crise du logement avait dû s’accentuer. La proposition du gouvernement de construire des îlots artificiels le long de la côte de Lantau — afin de matérialiser des terrains vacants dédiés aux logements sociaux — avait dû prendre du retard.

La Mégalopole de la Perle était une forme entièrement nouvelle d’agglomération humaine : une constellation de plus de cinquante villes et villages fonctionnant en réseau. Auparavant, Hong Kong avait été la vitrine de l’usine que représentait la Chine continentale. Mais cette mégapole était plus qu’un complexe auto-suffisant : la division du travail 2.0, avec chaque ville entièrement calibrée pour exploiter ses meilleurs atouts. Hong Kong gardait le statut de pôle financier de la ville de la Grande Baie, et Shenzhen restait le fer de lance en matière de science et de technologie.

La qualité de vie globale des citoyens en avait-elle été améliorée ? À première vue, la circulation était réduite à celle d’un village de province allemande. Une grande partie des déplacements d’un bout à l’autre de la ville s’effectuaient à travers les tunnels de transport du blob, scintillants comme des météores dans le ciel. La beauté inédite du spectacle produit par ces lumières — calcula le cerveau entrepreneurial de Tose — attirerait quantité de touristes.

Il devait mener une petite enquête pour dénicher son incarnation future, malgré la certitude qu’en cette nouvelle ère, accéder à une géolocalisation en direct devait être aussi facile que de presser deux ou trois touches sur son téléphone. Pourtant, à l’évidence, son Nokia 3110 ne lui serait d’aucun secours. Il repéra un McDonald’s visiblement animé plus loin dans la rue et alla garer sa voiture, trop reconnaissable, dans l’ombre du pilier 78A : l’agent de voyage lui avait conseillé d’éviter toute attention non désirée. Les voyageurs venus du passé étaient rares en 2047, et un climat général de phobie du passé imprégnait la société.

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L’ambiance à l’intérieur du McDonald’s lui était familière. Quelques têtes reposaient sur les tables, endormies, tandis que d’autres fixaient l’écran qui pivotait dans l’angle de la salle. Tose réussit à se faufiler en évitant de croiser les regards. Le reporter à l’image se tenait debout devant une tour de verre recouverte de cadres triangulaires, plusieurs longues files d’attente se déployaient autour du bâtiment. Il reconnut immédiatement celui-ci : la Banque de Chine.

Inspectant l’espace de restauration à la recherche d’un siège vide, il en trouva un à la table d’un homme accompagné d’un caddie. Le blob de logements sociaux n’avait clairement pas réduit le nombre de personnes dont McDonald’s était le sanctuaire nocturne. Distrait, le McRéfugié déplaça son caddie pour lui faire de la place. Le titre en bas de l’écran indiquait “Économiste essaie de se relocaliser dans le passé.” Tose murmura à l’oreille de son voisin “Que se passe-t-il à la Banque de Chine ?”, admettant qu’il ne pourrait pas déchiffrer les singularités de cette époque à lui seul.

“Vous êtes un voyageur du passé ?” répondit l’homme, l’œil toujours collé à l’écran. “Je ne suis pas phobique du passé, ne vous inquiétez pas.” Il sortit une mandarine de son sac et commença à l’éplucher sur la table. “C’est l’Agence Centrale de Voyages Spatio-temporels, l’ACVS comme on l’appelle. La Banque de Chine a été reconvertie pendant la vraie rétrocession pour héberger l’ACVS. Les voyages dans le temps sont maintenant centralisés. C’est sûrement plus accessible qu’à votre époque.” Il analysa rapidement la tenue de Tose et l’assimila aux années 90.

“Pourquoi un tel afflux de voyageurs ?” “— Et pourquoi avez-vous fait le voyage ? Mauvais investissement ? La Contagion ? C’est vous qui l’avez provoquée ! Maintenant tout le monde est forcé de voyager vers le futur pour emprunter à elleux-mêmes. Il reste très peu de liquidités conservées à l’Autorité Monétaire*. Les gens se rendent à l’ACVS pour faire tamponner leur passeport temporel avant de voyager, mais bien sûr les Non-Fiables, celleux qui ont des scores de crédit trop bas, ne sont pas éligibles à l’obtention d’un passeport.”

Il avait lui-même l’air peu fiable, pensa Tose. “D’après mes cousins, ils s’arrangent pour que ce soit extrêmement difficile de voyager, une sorte de bureaucratie radicale vraiment tordue. À chaque fois qu’un économiste prédit une bulle spéculative temporelle presque catastrophique depuis son bureau de verre de Central, l’ACVS multiplie les étapes à franchir pour obtenir la validation de vos documents. La procédure tout entière est un cauchemar. Mais soyons honnêtes, tout le monde est accro à l’excitation du voyage. Pourquoi prendre l’avion pour Paris quand on peut conduire jusqu’en 2097 ?”

Tose n’aurait pas su dire quel était l’exploit le plus impressionnant du gouvernement Chinois, L’Espace des Flux — la créature monumentale de logement sociaux en apesanteur dans la stratosphère — ou l’Agence Centrale de Voyages Spatio-temporels. Les voix libertaires et démocratiques de l’éventail politique continuaient sûrement de s’élever contre ce degré de régulation spéculative, pensa-t-il. Mais l’accès public aux ressources du futur n’en demeurait pas moins extraordinaire.

“Et ce reportage raconte quoi ?” Tose demanda, pendant que l’homme séparait soigneusement les quartiers de mandarine. “Un vieux fou veut remonter le temps. C’est du jamais vu. Personne n’a remonté le temps depuis l’inauguration de l’ACVS. Un vrai gaspillage d’argent. En plus, les médecins disent que ça a des effets néfastes sur l’organisme.”

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Tose aperçut l’homme en question sur l’écran. “Milton Friedman ?!” Solitaire dans une file déserte, délimitée par des cordons parallèles en velours rouge, il esquivait obstinément les caméras. Sa petite stature, néanmoins, n’échappa pas à Tose; sans compter la chemise à manches courtes déboutonnée avec désinvolture qu’il portait pour contrebalancer son statut académique. “M. Friedman, vous êtes un homme de raison. Pouvez-vous s’il vous plaît expliquer à celleux qui nous regardent ce qui vous a amené à prendre une décision si rétrograde ?”

Visiblement irrité, Friedman se tourna vers le journaliste “Rétrograde ? J’ai élaboré l’essentiel de ma théorie de l’économie dans les années 70 en imaginant Hong Kong comme une utopie du libre-échange. J’étais persuadé que la liberté économique de Hong Kong engendrerait une liberté socioculturelle. C’était encore une référence pour le reste du monde. J’ai trouvé refuge dans le Hong Kong du futur pour échapper aux réglementations infernales de l’Amérique de l’époque… Mais en voyant tout ça ?! Je préfère passer ma retraite dans le Hong Kong prospère de 1947, maintenant que l’Amérique n’est malheureusement plus une option pour moi.”

“Va prendre ta retraite en enfer, Milton !” cria quelqu’un·e derrière le caméraman, d’autres suivirent. Un plan panoramique dévoila un groupe de manifestants masqués. Leurs pancartes en carton étaient griffonnées de “Propriété Collective du futur”. “Et ceux-là, qui sont-ils ?” Tose sentait qu’il perdait le fil des événements. “Des activistes de la notation 5 5 https://fr.wikipedia.org/wiki/Notation_financi%C3%A8re ,” répondit l’homme avec un éclat dans le regard, “des jeunes qui comprennent que le système de crédit est corrompu, qu’il ne fonctionne pas si vous êtes læ seul·e à vous faire confiance. Iels ont infiltré le futur pour y construire des réseaux de soutien entre elleux et les Non-Fiables. C’est une honte qu’iels soient ciblé·e·s et persécuté·e·s en masse par la police, mais leur travail est apprécié par les plus âgés, épuisés par une vie entière de chasse au crédit.”

Tose devinait une note légèrement passive-aggressive dans la voix de son interlocuteur, qui devait avoir conscience de son accès privilégié aux voyages dans le temps. Naturellement, Tose n’était disposé à aucun degré de chrono-socialisme. À son époque, ce genre de conversation venait seulement de faire surface, et il espérait qu’elles ne susciteraient que peu d’intérêt. Il n’avait qu’une seule existence à sauver, point final. Le temps était compté.

Sans doute à la suite d’une intervention divine, il reconnut un homme qui partageait sa physionomie — cheveux en moins — et plus âgé, beaucoup plus âgé, debout dans l’une des files d’attente derrière les manifestants. Il sortit une carte de visite de sa poche et la tendit au-dessus des épluchures de mandarine “Si jamais vous…” “— Vous auriez pu m’offrir mon déjeuner.” L’homme prit la carte et la jeta près de la pile de déchets fruitiers.

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Tose se précipitait déjà vers sa voiture. Il pouvait supporter les insultes des phobiques du passé et les klaxons des voitures électroniques, si l’option la plus rapide pour se rendre à l’ACVS était de conduire. Bien que les rues soient méconnaissables, le dessous de l’Espace des Flux affichait en temps réel une projection de la carte de la métropole, qui le guida à sa destination en un rien de temps. Il laissa sa voiture à côté de la statue d’un lion chinois, icône de prospérité écrasant un globe de sa patte d’or.

Les activistes de la notation avaient entre-temps formé une ligne devant l’entrée principale, et dissuadaient les autres de traverser cette barricade humaine. La police avait commencé à nasser le piquet de grève, et certaines files avaient ralenti, sporadiquement désertées par leurs occupants. Il était impossible de passer à travers l’essaim de jeunes en colère sans se faire remarquer, et quoi qu’il en soit, personne n’apprécierait qu’il dépasse la queue.

Il chercha des yeux celle qui était réservée aux VIPs, où les visages visiblement contrariés des “hautement-fiables” étaient révélateurs de leur désapprobation. Le vieux Tose se trouvait là, troisième dans la file, moins sénile qu’il ne l’avait imaginé. Un slogan retentit alors, montant en puissance “Démocratisez les voyages dans le temps !” À la seconde suivante, des coups de matraques commencèrent soudain à pleuvoir sur les manifestants. Toujours fidèle à lui-même, Tose profita du chaos pour s’introduire dans la tempête de corps.

“Pourquoi est-ce que j’ai eu autant de mal à te retrouver ?” Il croisa enfin le regard du vieux Tose, et enjamba les cordons de velours inutilement dramatiques. “Je ne suis pas ton père, tu sais, je ne suis pas là pour pourvoir à tous tes besoins.” Le vieil homme sortit de sa poche une liasse de billets. Même la meute arrogante de fiables aux alentours ne pouvait ignorer la vue d’un trillion de dollars américains. “Voilà, ta bourde multipliée par le taux de change chronologique de cinquante ans.” Condescendant, en somme, tout comme l’était leur père.

Était-ce normal, se demanda Tose, qu’après un demi-siècle, ses motivations n’avaient pas du tout changé ? Il avait précédemment fantasmé que le vieux Tose refuserait de sauver sa peau. La facilité avec laquelle il lui offrait ce qu’il était venu chercher était plutôt décevante. Après tout ce temps, une seule chose restait chère à ses yeux : son propre intérêt. “Maintenant laisse le vieil homme que je suis se débrouiller avec la logistique de son voyage, pour que je puisse satisfaire tes besoins insatiables.” Le vieux Tose lui tourna le dos. S’agissait-il réellement d’un besoin, ou plutôt de désir ?

Quand Tose se retrouva dans un espace vide, la clameur de la foule s’atténuait. Les groupes de manifestants se faisaient embarquer dans les fourgons de police, dont les sirènes s’éloignaient progressivement. Friedman sortit du bâtiment avec son passeport fraîchement tamponné. “M. Friedman !” Tose essaya d’attirer son attention. “Je peux vous déposer en 1947, si vous allez de ce côté. J’admire votre travail.” Après une évaluation rapide et superficielle de Tose et de son véhicule, Friedman s’installa à bord. “Je préfère ça que de prendre un taxi.”

Le soleil se couchait alors qu’ils traversaient les rues vides de la Mégalopole de la Perle. La plupart des Non-Fiables venaient tout juste de sortir du travail et s’agglutinaient dans des ascenseurs massifs avant d’être aspirés par les tunnels de transport vers Shenzhen et Guangzhou. Des tournois de golf se préparaient ce soir-là. Pendant des années, les gens s’étaient demandé pourquoi l’ère de l’information n’avait pas permis davantage de décentralisation des centres-villes vers les zones rurales.

Quand l’interface remplacerait-elle enfin les face-à-face ? Quoi qu’il en soit, la mégalopole était devenue un centre de contrôle de mission pour le réseau tout entier. Apeurés par la cybersurveillance, les hommes d’affaires préféraient toujours organiser leurs rendez-vous clandestins sur les terrains de golfs, ou lors de déjeuners exclusifs. La tradition n’évoluerait jamais.

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“L’illusion de planifier, d’influencer le cours du temps, et celle de la propriété — voilà leurs atouts.” Friedman soupira en regardant l’araignée. “Bien entendu, je partage les sentiments des jeunes.” Après tout ce qu’il avait observé, Tose n’était pas certain d’être en accord avec le mythe de “Non-interventionnisme Positif” du gouvernement colonial. Même en 2047, les britanniques n’étaient jamais partis et la RPC 6 6 République Populaire de Chine avait toujours été présente ; littéralement grâce aux tunnels spatio-temporels, mais aussi à travers des projets de planification industrielle de grande envergure, l’infrastructure des logements sociaux, et l’argent chinois injecté dans le marché immobilier lucratif de la péninsule.

À son époque, les entreprises bénéficiaient d’une relative liberté grâce à la mise en place active d’un nombre considérable de politiques d’État. Les britanniques agissaient par contrainte, plutôt que par volonté réelle. Avec la vague d’immigration du milieu du siècle dernier en provenance du continent, cependant, la crise alimentaire, la pénurie de terres et la crise de l’hygiène avaient durement impacté l’économie. Le besoin, et non le désir.

Tose se souvenait du sourire inquiétant de Thatcher dans les actualités du matin, avant de franchir le pas de sa porte. “Les yeux du monde entier sont maintenant posés sur vous” avait-elle dit, s’adressant indirectement à Deng Xiaoping. “Les yeux du monde entier” avait prononcé Thatcher, prophétique, pleinement consciente de leur patrimoine colonial.

En tant qu’entrepreneur, Tose restait lucide et n’ignorait pas que ses folles aventures financières étaient rendues possibles grâce au gouvernement, qui arrondissait les angles de ses investissements risqués — bien qu’ils l’aient aussi abandonné in extremis. Il envisagea de lancer la conversation avec son passager, mais n’osait pas débattre avec l’économiste renfrogné, qui épongeait maintenant son front avec un mouchoir brodé, déraciné dans tous les sens du terme.

“Vous êtes un homme d’affaires qui s’offre le luxe d’une croisière spéciale ?” Friedman paraissait avoir lu les pensées de Tose. “J’ai toujours dit que les intellectuels et les hommes d’affaires étaient les ennemis de la libre société,” Friedman continua. “Les intellectuels, eh bien, ils veulent la liberté uniquement pour eux-mêmes. Les hommes d’affaires en revanche, sont bel et bien en faveur de la liberté pour tous, mais ils en veulent encore plus pour eux-mêmes.” Tose se rappelait avoir entendu quelque chose de similaire, peut-être dans un contexte complètement différent : “La fonction de la liberté est de libérer quelqu’un d’autre.” À nouveau, il n’osa pas énoncer cela en la présence du lauréat d’un prix Nobel, dont l’habituel sourire naïf avait disparu.

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Lorsqu’ils pénétrèrent dans le parking du 78A, Tose se demanda si l’équipe de tournage était encore en place à Shek Kip Mei. Il savait maintenant comment la ville se transformerait dans les cinquante prochaines années, et il était conscient de sa propre implication. Avec le boom du marché foncier et le monopole des promoteurs, l’immobilier allait devenir le sport national de Hong Kong. Le tunnel trou de ver de Hong Kong était marqué par des intervalles de cinquante ans. 2047 était directement connectée à 1997, ainsi qu’aux migrations, aux squats et aux incendies de 1947. Une boucle récursive pleine d’apparitions et de prémonitions. Un subconscient contractuel.

Après tous ces feux, c’était maintenant le temps de l’eau. Non des liquidités, mais de l’eau elle-même. Pour que la propriété foncière infiltre l’Espace des Flux. “Soyez comme l’eau, mon…” fut la dernière chose que l’économiste prononça avant d’ouvrir la porte dans l’obscurité de la rampe en spirale et de sauter sans bruit hors de sa vue. Une fois de retour en haut de celle-ci, Tose bifurqua vers son domicile. Cette nuit-là, il pourrait enfin dormir en paix.



Bahar Noorizadeh est réalisatrice, écrivaine, et conceptrice de plateformes. Elle s’attèle à la reformulation des récits temporels hégémoniques qui s’effondrent face à la spéculation : philosophique, financière, légale, futuriste, etc. Noorizadeh a fondé Weird Economies, une plateforme d’art en ligne qui retrace les imaginaires collectifs extraordinaires aux dispositifs financiers de notre époque. Son travail a été exposé au Pavillon Allemand de la Biennale d’Architecture de Venise de 2021, au sein du Tate Modern Artists’ Cinema Program, au Transmediale Festival, sur la plateforme DIS Art, au Berlinale Forum Expanded, et à la Biennale d’Image en Mouvement de Genève, entre autres. Elle poursuit son travail au sein d’un doctorat en art à l’Université Goldsmith de Londres, où elle est titulaire d’une bourse doctorale du CRSH.

  1. obligations à haut risque, classées comme spéculatives par les agences de notation, c’est-à-dire celles dont la notation financière est inférieure à l’investment grade : https://fr.wikipedia.org/wiki/Junk_bond  []
  2. https://fr.wikipedia.org/wiki/Trou_de_ver  []
  3. https://fr.wikipedia.org/wiki/R%C3%A9trocession_de_Hong_Kong_%C3%A0_la_Chine  []
  4. https://fr.wikipedia.org/wiki/R%C3%A9gion_de_la_Grande_Baie_de_Guangdong-Hong_Kong-Macao  []
  5. https://fr.wikipedia.org/wiki/Notation_financi%C3%A8re  []
  6. République Populaire de Chine  []