‘Je trime en ascension vers

la futurité’  1 1 William Blake, Blake Books, rev. ed. G. E. Bentley Jr (Oxford, 1977), 176.




La fameuse remarque de Marx, tirée du ‘18 Brumaire de Louis Bonaparte’ (1852), que ‘la révolution sociale du dix-neuvième siècle ne peut pas tirer sa poésie du passé, mais uniquement de l’avenir’, aura inspiré un titre et une orientation théorique à de nombreux recueils sur la poésie radicale. Marx reproche à ces révolutions de ‘se droguer à’ l’histoire, et cite le conseil biblique de ‘laisser aux morts le soin d’enterrer leurs morts’. 2 2 Karl Marx, The Eighteenth Brumaire of Louis Bonaparte (18 Brumaire de Louis Bonaparte), trad. Saul K. Padover (Marx/Engels Internet Archive, 1995, 1999): marxists.org. Pourtant, les morts ont une influence sur la poésie des vivants dont on ne peut faire abstraction. Ce chapitre a pour objectif d’introduire la poétique communiste de Sean Bonney, en examinant la manière dont son imagination gothique — qui regorge de fantômes, zombies, et vampires — vient imprégner les paysages urbains de Londres avec les énergies revenantes de souffrances passées. La poésie de Bonney tente de canaliser les bruits produits par les défunts, en utilisant sa ‘voix scindée’ pour explorer les divisions et les fissures de l’histoire qui deviennent apparentes lors de périodes de lutte.

Bien que ces fissures se soient dessinées très tôt dans le travail de Bonney, elles prirent une ampleur significative dans le contexte des événements de 2010 et 2011, qui eurent un impact formel et politique marqué sur sa poétique. Ces événements ne suscitèrent pas une manifestation apocalyptique de solidarité et de justice, mais plutôt une consolidation de l’État policier et un renforcement du gouvernement Tory. Bonney se tourne par conséquent vers Blanqui et d’autres moments de retranchement — la Restauration, la Commune de Paris, les morts de la Fraction armée rouge (RAF), et l’incarcération de George Jackson — afin de comprendre comment et pourquoi la poésie pourrait persister en dépit d’une défaite. Ses poèmes en deviennent eux-mêmes des revenants, dont la prosodie résiste mais est aussi dictée par le rythme des violences policières. Bonney anticipe constamment la récupération de la poésie du futur et les temporalités radicales que cette poésie amorce par le biais du capital, de la publicité et de la métaphysique obscure des contrats zéro heure 3 3 https://fr.wikipedia.org/wiki/Contrat_z%C3%A9ro_heure .

La temporalité radicale que propose la poésie de Bonney prend racine, bien que de façon quelque peu inconfortable, dans les contextes de production de l’art Noir 4 4 Note de traduction : à comprendre en particulier dans le contexte du Black Arts Movement afro-américain, initié par Amiri Baraka https://fr.wikipedia.org/wiki/Black_Arts_Movement et de la vie Noire. À l’image des artistes afro-américains qu’il admire — tels que John Coltrane, David Henderson, et Amiri Baraka —, Bonney travaille dans le sillage d’histoires spécifiques de mort sociale 5 5 https://fr.wikipedia.org/wiki/Mort_sociale pour canaliser le passé et survivre au présent, mais aussi afin de planter la ‘graine précieuse mais insipide’ de la résistance qui pourrait n’être accessible que dans un futur inconcevable. 6 6 Walter Benjamin, ‘Theses on the Philosophy of History (Thèses sur le concept d’histoire)’, Illuminations, trad. Harry Zohn, ed. Hannah Arendt (New York: Schocken Books, 1968), 253-264 (263).

       De nombreux historiens ont affirmé que l’invention du ‘temps abstrait’ — divisible en segments commensurables, égaux, et interchangeables — était liée à l’émergence du besoin de mesurer l’activité productive et de coordonner le temps de travail d’un grand nombre de travailleurs. 7 7 Voir aussi par exemple le célèbre article d’E. P. Thompson ‘Time, Work-Discipline and Industrial Capitalism’, Past and Present 38 (1967): 56-97; Moishe Postone, Time, Labour, and Social Domination: A Reinterpretation of Marx’s Critical Theory (Cambridge: Cambridge University Press, 1993), particulièrement 200-216; Jacques Le Goff, Time, Work, and Culture in the Middle Ages, trad. Arthur Goldhammer (Chicago: University of Chicago, 1980); Aaron Gurevich, ‘Time as a Problem of Cultural History’, Cultures and Time, ed. L. Gardet et al. (Paris: UNESCO Press, 1976), 229-245; et David S. Landes, Revolution in Time (Cambridge, MA: Harvard University Press, 1983).
Lukács décrit le temps dans le contexte du capitalisme comme dévêtu de ‘sa nature qualitative, variable et fluctuante ; il se fige pour constituer un continuum précisément délimité et quantifiable empli de “choses” quantifiables ; …en bref, il devient de l’espace’. 8 8 György Lukács, History and Class Consciousness, trad.. Rodney Livingstone (Boston: MIT Press, 1972), 90. Au cours de la modernité, le temps n’est plus déterminé par des événements, subjectifs ou communautaires ; il devient régulier, uniforme et spatialisé. Pour cette raison, Walter Benjamin rejette l’argument du ‘Dix-huit Brumaire’ de Marx dans son ouvrage ‘Thèses sur le Concept d’Histoire’, et soutient que les classes révolutionnaires sont redevables des défunts et se doivent de les protéger du futur, en se projetant par le fameux ‘saut du tigre’ sous le ciel libre de l’histoire (261).

Dans sa treizième thèse, Benjamin maintient que ‘le concept du progrès historique de l’humanité est indivisible du concept de sa progression à travers un temps vide et homogène’ (261). Marx mettait en lumière l’homogénéisation du temps du capital dans ses descriptions de la force de travail, au sein de laquelle la force de travail individuelle est calibrée à la moyenne et amassée pour constituer la force de travail totale nécessaire à la société. 9 9 Capital (Le Capital) 1:129; voir Antonio Negri, Time for Revolution, trad. Matteo Mandarini (London: Bloomsbury Academic, 2003), 24. Les thèses de Benjamin tentent ensuite d’imaginer comment une classe révolutionnaire pourrait surmonter l’homogénéisation du temps par le capital et son historicisme bourgeois, tout en introduisant simultanément de nouvelles relations aux morts qui reposent sur une rédemption active plutôt que sur de la vénération ou de l’indifférence.

Selon les réflexions de Jürgen Habermas, Benjamin ‘tord l’orientation radicale vers le futur, caractéristique des temps modernes en général, si loin en arrière autour de l’axe du temps présent qu’elle se retrouve transposée en une orientation d’autant plus radicale vers le passé’. 10 10 Jürgen Habermas, The Philosophical Discourse of Modernity: Twelve Lectures, trad. Frederick Lawrence (Cambridge: Polity, 1987), 12. Habermas poursuit l’argumentation de Benjamin contre une conscience marxienne de l’histoire qui ne considère le passé que comme une pré-histoire du présent, au lieu d’un ‘horizon d’attentes irréalisées’ (14) que le présent doit restaurer à travers une anamnèse active de cette même histoire.

       L’empathie de Benjamin envers le passé et son retournement radical de la temporalité, tout comme la notion d’homogénéisation du temps par le capital que constate Marx, sont reflétées brutalement dans la poésie de Bonney. Bonney cite la remarque de Marx à propos de la ‘poésie du futur’, et la met en lien avec ‘le slogan utilisé par les anarchistes grecs il y a quelque années : on saccage le présent parce qu’on vient du futur’. 11 11 Sean Bonney, ‘Second Letter on Harmony’, Letters Against the Firmament (London: Enitharmon, 2015), 34. Bien qu’il comprenne l’attraction qu’un tel slogan ait pu inspirer, il le décrit comme ‘un excès de mysticisme’, ancré dans un optimisme révolutionnaire que les conditions actuelles de défaite politique et de crise écologique ne justifient guère.

Sa poésie aspire à une temporalité révolutionnaire qui nous permettrait de revenir à un temps subjectif, un temps dont la mesure ne serait pas des unités de production quantifiables mais l’expérience vécue. La révolution est une rupture temporelle — elle tire sur les horloges, met en place de nouveaux calendriers — et un écho d’époques passées qui expose les continuités entre domination et résistance. Dans sa ‘Letter on Harmony and Crisis [Lettre sur l’Harmonie et la Crise]’, Bonney observe que ‘le temps se contracte lors des périodes de lutte, vous le saviez ? L’expansion dont l’heure de l’entreprise a besoin pour nous saigner à blanc, elle se rétracte, comme une sorte d’alignement médiéval des planètes’ (Letters [Lettres] 44). À la suite de l’émeute, néanmoins, l’heure de l’entreprise en question ‘réplique’ avec une vengeance.

       Le pessimisme de Bonney envers la possibilité d’une révolution (et la capacité limitée des artistes à y contribuer) se reflète dans son analyse dialectique de la fonction de l’œuvre d’art dans un contexte capitaliste. Il décrit la pensée poétique comme ‘quelque chose qui se déplace à rebours de l’anti-communication bourgeoise’ — en opposition aux poétiques capitalistes de la publicité, des contrats zéro heure et du Workfare 12 12 https://fr.wikipedia.org/wiki/Workfare avec son mouvement contraire qui suit le sens des aiguilles d’une montre. La poésie, selon Bonney, est une forme-bord, le témoignage d’une contre-tradition toujours sous la pression de ses contextes historiques et qui risque à la fois de s’autodétruire comme d’être anéantie. Pourtant, ces pressions sont aussi ce qui garde les formes, mortes en apparence, de la poésie (et de la musique) en vie.

Comme il le formule dans Baudelaire in English, en paraphrase de l’introduction à la Dialectique Négative de Theodor Adorno, ‘La poésie persiste parce que l’opportunité de sa réalisation a été manquée’ : la poésie n’est pas l’expression de la défaite, mais un répertoire dans lequel les énergies révolutionnaires sont stockées jusqu’à ce que survienne le moment où elles pourront être concrétisées à travers la lutte. 13 13 Sean Bonney, Baudelaire in English (London: Veer Books, 2008), 88. Bonney ne se focalise pas sur la poésie du futur mais sur celle du passé, qu’il lit comme une ‘contre-carte’ du temps et de l’espace contemporains de Londres, en particulier. Il cite régulièrement une ‘contre-tradition’, qui fait écho à Maggie O’Sullivan, Barry MacSweeney et Basil Hunting, ou encore à William Blake, Percy Shelley et John Clare. Les citations de Bonney suggèrent que cette contre-tradition était particulièrement active au dix-septième siècle, lorsqu’elle incluait Giordano Bruno, Tom O’Bedlam (le héro d’une diatribe anonyme), les femmes condamnées pour sorcellerie, et le Ranter 14 14 NdT : en anglais, “a rant” est une diatribe Abiezer Coppe. 15 15 Tim Allen et Andrew Duncan, Don’t Start Me Talking: Interviews with Contemporary Poets (Cambridge: Salt, 2006), 40.

L’Antinomisme ardent de Coppe séduit particulièrement Bonney (il évoque une anecdote durant laquelle Coppe, du haut d’une chaire londonienne, déverse un flot ininterrompu d’une heure de jurons comme un ‘classique avant-gardiste oublié’) en partie parce que celui-ci combine une violence imaginative à l’encontre de l’État et de ses institutions avec la promesse de convulsions apocalyptiques. 16 16 Sean Bonney, ‘Confessional Poetry’, Blade Pitch Control Unit (Cambridge: Salt, 2005), 45. Les visions de Coppe fusionnaient les temporalités historiques et millénaristes en un même continuum, au sein duquel l’apocalypse ne serait plus un événement à venir, mais un processus en cours. 17 17 Clement Hawes, Mania and Literary Style: The Rhetoric of Enthusiasm from the Ranters to Christopher Smart (Cambridge UP, 1996), 77, 80. Le millénarisme des Ranters, des Levellers et autres anticonformistes aboutit à l’exécution spectaculaire de Charles 1 en 1649. Plus tard cette année-là, Coppe déclarait dans son A fiery flying roll [Ardent décret divin] :

nous refusons (en toute sainteté) de nous battre pour quoi que ce soit ; nous préférerions vivre dans l’ivresse la plus complète chaque jour de la semaine, coucher avec des prostituées sur la place du marché, et considérer cela comme de bonnes actions que de dépouiller les pauvres paysans opprimés et asservis de leur argent. 18 18 Abiezer Coppe, A Fiery Flying Roll: A Word from the Lord to All the Great Ones of the Earth (London: 1649, 1650), 5.

Coppe prend la défense de comportements scandaleux dans une récrimination contre la moralité bourgeoise : l’ivresse et la luxure ne sont rien en comparaison avec le blasphème de l’exploitation. Il est le poète maudit originel, qui mêle prophéties et farces (bêtise, transe, jeûne, enivrement) et conjugue ses exhortations au renversement révolutionnaire des classes possédantes avec une posture érasmienne de sage folie.

Traduction de Sean Bonney de “Spleen” de Baudelaire



       La persona poétique de Bonney imite la facétie de Coppe et prend part au ‘dérangement des sens’ que prônait Rimbaud, ou à l’enivrement du ‘paradis artificiel’ célébré par Baudelaire. Bonney entreprend de reconnecter ces délires à la conscience des classes révolutionnaires : le précepte de Rimbaud peut être interprété comme la ‘recette de l’excès personnel’

seulement du point de vue de la réalité policière. Enfin, je viens de prendre du speed, ensuite j’ai fumé un joint et maintenant je vais boire un pepsi, mais c’est pas pour ça que j’écris ceci et c’est pas le sujet. Le “dérangement systématique des sens” c’est celui des sens sociaux, ok, et le “je” devient un “autre” à travers la transformation de l’individuel en collectif quand tout se met en marche. C’est seulement dans le monde anglophone, dans lequel personne ne sait rien faire d’autre que tuer, qu’on doit mettre le doigt sur ce genre de trucs simples. Dans le langage de l’ennemi il est nécessaire de mentir. (Letters 140)

Selon Kristin Ross, Bonney comprend la célèbre déclaration de Rimbaud ‘Je est un autre’ non pas comme l’aliénation de la subjectivité poétique dans laquelle l’art autonome prend racine, mais comme un désir de détruire les sens sociaux bourgeois qui serait inscrit dans le contexte de la Commune de Paris. 19 19 Kristin Ross, The Emergence of Social Space: Rimbaud and the Paris Commune (Minneapolis: University of Minnesota Press, 1988; London: Verso, 2008). Cependant, Bonney reconnaît également que la poésie de Rimbaud, bien qu’elle exprime la ‘destruction du capitalisme’, est aussi une expression de défaite — la liquidation de la Commune, le massacre de 25 000 Communards et la propre fuite de Rimbaud dans ‘le silence du colonialisme, le libre-échange, et le vampirisme capitaliste’. 20 20 Sean Bonney, ‘Notes on Militant Poetics 2.5/3’, Abandoned Buildings, 14 avril 2012: http://abandonedbuildings.blogspot.co.uk/2012/04/notes-on-miltant-poetics-25-3.html

Si chaque document de notre civilisation est aussi un témoignage de sa barbarie, même la contre-tradition poétique est potentiellement complice du ‘fascime qui se tapit toujours au centre du capital’. Ces temporalités antagonistes sont un signe que ‘Nous sommes pris entre deux mondes, nous n’appréhendons pas le premier, et l’autre n’existe pas encore’. 21 21 Il ne m’a pas été possible de localiser la source de cette citation, que Bonney fournit sous le titre ‘Citations pour le moment / À être mise en pratique immédiatement’ sur son blog Abandoned Buildings, posté le 4 avril 2010: https://abandonedbuildings.blogspot.co.uk/2010/04/quotations-for-time-being-to-be-put.html?m=0. Bonney explore cette condition, prise à cheval entre deux mondes, à travers la métaphore de la crevasse ou de la fissure.



Une crevasse dans l’alphabet

Dès le début des années 2000, Bonney commence à élaborer une version radicale de la psychogéographie (une pratique largement associée aux errances londoniennes de Iain Sinclair, Brian Catling, et Peter Ackroyd, et avec lesquelles Bonney pris ses distances), à travers une attention aux lignes de faille de la ville. Il va chercher les entailles dans la texture et l’histoire officielle de la ville, comme des espaces à partir desquels les énergies alternatives du passé pourraient se répandre. Dans Document, il écrit :

En voici la preuve : la place est parcourue par une fissure noire. Pas de signification, il l’imagine comme une triangulation de la mémoire, du pouvoir et des noms, un dispositif mnémotechnique pour comprendre la ville comme une activation des identités fixes : ou comment le triangle devient une pyramide façonnée par des nombres, des diamants, et l’imagination empoudrée de trois célébrités. … Voici l’histoire, solidifiée. Personne ne peut l’expliquer, mais c’est simple — nous sommes terreur, la fissure est gravée à l’intérieur de chacun·e d’entre nous. 22 22 Sean Bonney, Document: Poems, Diagrams, Manifestos July 7th 2005 – June 27th 2007 (London: Barque, 2009), 7.

Cette ‘fissure noire’ est un signe sans signification, qui peut être interprété par l’observateur poétique comme un ‘dispositif mnémotechnique’. Les souvenirs qu’elle encode sont à la fois collectifs et individuels ; elle introduit une crevasse dans les ‘identités fixes’ ancrées par le/la capital[e]. Bonney lit ce signe occulte comme une carte, en localisant la ‘terreur’ imprimée dans l’individu·e et son environnement direct. Il la voit partout : ‘le pavé fêlé de Brady St, E1… détaille précisément la carte des rues de Holborn : la valeur sursaute dans son sommeil’ (12), et suture la périphérie de Londres (Brady Street dans le district de Whitechapel est au cœur de la communauté bangladaise de Londres, un quartier précédemment habité par la communauté juive ; Holborn se situe au centre de Londres, une zone de commerces sans âme qui inclut King’s College, ancien site de réunion du Bloomsbury set 23 23 https://fr.wikipedia.org/wiki/Bloomsbury_Group ). En suivant cette crevasse, nous avons accès à un champ de d’énergies hédonistes enfouies :

Brady St est en morceaux et la sexualité n’est pas une question de dess(e)in, ses lignes de faille absorbent tous les aveux de vulnérabilité tandis qu’une fissure sillonne un côté de son visage jusqu’à l’autre enveloppé dans l’herbe et la lumière. trouve des détails intimes dans le trottoir éclaté, les circuits orgiaques, et suit chaque implication, mais ne répond que par l’abstraction : oui, joli. (19)

À cette époque, Bonney travaille toujours dans la perspective offerte par l’essai de Benjamin ‘Surréalisme’, qui argumente que

Là-bas [à Paris], aussi, il y a des carrefours où des signaux fantomatiques émanent de la circulation, où des analogies et des rencontres inconcevables entre les événements sont à l’ordre du jour. C’est de cette région que la poésie lyrique du Surréalisme envoie ses rapports… Car l’intérêt de l’art ne devrait que rarement être pris au pied de la lettre, il n’aura presque toujours été qu’un drapeau sous lequel voguait une cargaison qui ne pouvait être déclarée parce qu’elle n’avait aucun nom. C’est le moment d’embarquer sur une pratique qui illuminerait comme nulle autre la crise de l’art dont nous sommes témoins : une histoire de la poésie ésotérique. 24 24 Walter Benjamin, ‘Surrealism’, Reflections, trad. Edmund Jephcott, ed. Peter Demetz (New York: Schocken Books, 1986), 177-192 (183-4).

La cargaison indéclarable du Surréalisme, soutient ailleurs Bonney, est le ‘contenu latent’ de la poésie hermétique : ‘un secret qui, s’il était prononcé, pourrait neutraliser le secret de la marchandise’ : ‘l’expression informulée de la destruction du capitalisme’ qui est aussi ‘la voix collective des victimes’ de ses idées (‘Notes on Militant Poetics [Notes sur la Poétique Militante]’ 2.5/3). Le travail de la poésie, affirme-t-il (en citant à nouveau Benjamin), est de ‘percevoir le quotidien de façon impénétrable, l’impénétrable de façon quotidienne’. Ici, l’‘impénétrable’ n’est pas un mot nouménal 25 25 Relatif au noumène, à réalité intelligible, chez Kant. de l’inconscient, mais ‘les vies invisibles des travailleur·euse·s immigré·e·s, des demandeur·euse·s d’aides sociales, etc., et les rouages invisibles du capital lui-même, seulement partiellement exprimés dans les vies des très fortunés’, deux facettes d’un même mystère qui doivent être saisies simultanément, afin que leur ‘unité destructrice’ soit rendue visible. Dans ce sens, Bonney essaie de terminer le travail du Surréalisme par une sublimation 26 26 https://fr.wikipedia.org/wiki/Aufhebung de la poésie ésotérique en lien avec l’analyse Marxiste de la structure de classe.

Poème visuel par Sean Bonney



       Le ‘trottoir éclaté’, les fissures et crevaces des poèmes de Bonney sont les signes extérieurs visibles de ces mondes impénétrables. Comme il l’écrit dans sa ‘Letter on Poetics [Lettre sur la Poétique]’, ‘j’aimerais écrire une poésie qui puisse accélérer une continuité dialectique dans la discontinuité & ainsi rendre visible tout ce que le réalisme policier contraint à l’invisibilisation’ (Letters 142). Les poèmes dévoilent les antagonismes occultés par ‘le réalisme policier’, comme les pièces des bâtiments abandonnés que Bonney prend en photo pour Baudelaire in English [Baudelaire en Anglais] :

l’‘invisible’ n’est pas un univers surnaturel visionnaire, il s’agit simplement de ces endroits abjects / ces failles dans la construction sécurisée du texte social, vaguement analogues aux “poèmes”, dans lesquels rien d’“utile” ne peut se produire. (86)

Les poèmes qui intéressent Bonney sont analogues à l’‘invisible’ parce qu’ils forment une brèche au sein de l’activité mercantile, ils ne sont pas utiles, ne font rien se produire — contrairement aux marchandises verbales de Carol Anne Duffy, ou des ‘poètes modernes’ qui ‘huilés & assaisonnés sont abandonnés ‘à la chaleur extérieure jusqu’à être complètement / desséchés, leurs travaux pris / en otage par l’armée américaine à des fins / de recherche’. 27 27 Document 62-3. Dans un blogspot sur les bâtiments abandonnées, ce vers est accolé à une image de Marjorie Perloff et Charles Bernstein, qui sont décrits comme ‘le roi et la reine de La Culture Officielle du Vers divertis par le meurtre public de Saddam Hussein’ (16 Février 2007): http://abandonedbuildings.blogspot.co.uk/2007/02/. L’invisible se trouve positionné dans cette fissure, sans être entièrement émancipé au sein du champ d’énergie orgiastique ni complètement intégré au mobilier urbain ; il scinde, et est scindé par, les antagonismes du capital. Bonney cite Hölderlin et ses ‘Notes sur Oedipe’, dans lesquelles celui-ci décrit le destin comme ce qui ‘nous détache tragiquement de notre orbite de vie, le point médian même de la vie intérieure, vers un autre monde, nous arrache et nous envoie dans l’orbite excentrique des morts’. Bonney interprète ici le destin comme un synonyme de la prosodie : selon lui, Hölderlin parle de

la ligne de faille qui sillonne le centre de cette prosodie, et la manière dont cette ligne de faille est l’endroit où l'on trouvera le “poétique”, si jamais on doit le trouver quelque part. Le moment d’interruption, une ‘interruption contre-rythmique’, selon lui, dans laquelle le langage se replie et trébuche pendant une seconde, comme une attaque cardiaque ou une secousse tectonique. (Letters 115-16)

La prosodie poétique est le point de scission où la violence étatique et institutionnelle se détache de ‘l’orbite des morts’ : il ne s’agit ni de résistance ni d’oppression, mais du point de leur intersection, ‘une abstraction ou une contre-terre’. L’‘interruption contre-rythmique’ de la prosodie peut faire à la fois référence aux émeutiers Black Bloc qui ‘ravagent Oxford street’, et à ‘l’interruption soudaine infligée par la matraque d’un policier, une cellule de garde-à-vue et la syntaxe malveillante de la phrase d’un juge. Nous vivons dans ces fissures, ces lignes de faille’ (Letters 116).

       Pourtant, Bonney ne peut pas réaffirmer la prosodie de la lutte, ou la lutte de la prosodie, sans ambivalence. Dans une lettre écrite en août 2011, il cite un témoignage de l’arrestation violente de Jacob Michael, décédé par la suite en garde-à-vue, comme une ‘petite thèse sur la nature du rythme’ qui fournit un contrepoint aux autres assertions à propos des contre-rythmes introduits par l’émeute :

(1) Ils avaient cogné sa tête contre le sol et ils lui donnaient des coups de poing. (2) Il était déjà menotté et immobilisé quand je l’ai vu. (3) Il criait, ‘Aidez-moi, aidez-moi’. (4) Il n’était pas cohérent. (5) Je suis allée parler à sa mère. (6) Il ne pouvait même plus se relever après qu’ils l’aient frappé avec leurs matraques. (7) Ils ont sonné à la porte de sa mère trois heures plus tard et lui ont annoncé “votre fils est décédé”. 28 28 Bonney cite ici la voisine de Michael, Ann Blease, qui le vit se faire battre et asperger de gaz lacrymogène par onze officiers de police. Michael décéda un peu plus tard. Rob Cooper, ‘Inquiry as rugby league player, 25, dies after he was pepper-sprayed and arrested by “ELEVEN officers”’, Daily Mail 24 août 2011: http://www.dailymail.co.uk/news/article-2029173/Jacob-Michael-dies-pepper-sprayed-arrested-ELEVEN-officers.html

Par la mise en opposition de la certitude auto-satisfaisante que ‘la poésie se transforme dialectiquement en la voix de la foule’ avec la suggestion que ‘Et si tout ce que ça peut faire c’est de se transformer en volées interminables de coups de matraques’, Bonney entends ces coups devenir ‘le silence dense et hideux dans lequel nous vivons en ce moment’, le silence strangulatoire de ‘l’art officiellement approuvé’. Répudiant les privilégié·e·s qui pratiquent et critiquent la poésie mais peuvent louer ‘une chambre au milieu de ces coups de feu officiels’ où iels ‘passent tellement de temps à se regarder dans votre miroir, en parlant sans cesse de prosodie’, Bonney soutient que : ‘Il n’y a pas de prosodie, seulement une plaie à vif — nous vivons à l’intérieur comme des souris vivisectées, fossilisées. Retournées de l’intérieur, tourmentées au point d’en être méconnaissables.’ Pour échapper à cette condition, ‘nous avons besoin d’une nouvelle prosodie et même si j’imagine qu’une simple émeute ne remplit pas les conditions requises, votre refus Projet de quitter la salle du séminaire ne convient absolument pas non plus’ (Letters 8).

       À la recherche de cette nouvelle prosodie, Bonney ne cesse de revenir à cette métaphore de la brèche ou la fissure tracée sur la ville. Dans Happiness [Bonheur], sa série de poèmes ‘d’après Rimbaud’, Bonney écrit : “Donc loue-moi une brèche dans le sol, une crevasse dans l’alphabet’ (45). La crevasse est déplacée de la géographie de la ville à l’alphabet, s’inspirant du poème de Rimbaud ‘Les Voyelles’. L’alphabet en est fissuré, tout comme l’est la voix, qu’il représente de façon répétée comme scindée ou en fourchette ; l’énonciateur poétique est l’un des ‘bruits’ de Londres, ‘mangeant les voix / les fissures d’intervalle / les carrefours’ (80). Sur la page comme dans ses performances, son langage est formellement brisé ; mais l’intervalle fêlée entre le discours et la compréhension qui fracture la communication est aussi un espace de respiration, dans lequel une forme de compréhension différente pourrait devenir possible :

tu atteins une fourchette dans la voix, les intervalles entre les lignes s’élargissent / comme une chaîne de montagnes ou ces pièces secrètes où la loi se rend pour hurler donne ton avis, ô décibel brûlé (69)

Dans un monde où seule la sentence prononcée par juge peut demeurer intacte et ‘fiable’, la ‘fourchette dans la voix’ est un espace où nous pouvons choisir la direction à prendre ; et en connaissance de l’intérêt de Bonney pour les traditions du blues afro-américain, il s’agit aussi du carrefour où le diable apparaît. La fourchette vocale rappelle aussi la langue du serpent ; donc les intervalles entre les lignes du poème représentent des espaces d’émancipation relative mais aussi de tentation et de peur. Si le poète peut s’insérer dans cet espace, n’importe quoi d’autre le peut également :

une voix / s’est glissée à travers la mienne, une commande de tonalité, silencieuse & inquiétante extrait chaque décennie, à la lecture, ne requiert aucun ajustement une voix / bifurque dans la mienne, mmh clairement entendue / rauque & déformée (71)



Les vivants et les morts

Partout dans la pratique de Bonney, le son qui devient audible dans ces fissures occultes au sein du paysage urbain est la voix des morts :

ces bruits qui nous réveillent rugissent & absurdement sifflent & ça nous effraie il y en a tellement qui serpentent autour de nous, inaudibles les âges, l’histoire, les galaxies entières ils nous mangent les citoyens des sphères perquisitionnées 29 29 Sean Bonney, The Commons (London: Openned 2011), 56.

Les morts nous entourent, inaudibles mais bruyants et rugissants ; ils nous consomment, mais dépendent de nous pour assurer leur diffusion. Une grande partie de la poétique révolutionnaire de Bonney paraît être mue par la croyance, comme Benjamin, que ‘même les morts ne seront pas hors d’atteinte de l’ennemi s’il triomphe’ (‘Theses’ [‘Thèses’] 255). Les morts infusent la ville de Bonney, sa poétique, leurs bruits sont retransmis à travers les poèmes qui reconnaissent que personne n’est hors de portée de la prédation meurtrière du capital, pas même le passé. Bonney invoque à maintes reprises les morts, les zombies et les spectres d’époques révolues, en affirmant que

les fantômes sont nécessaires une carte d’ / une collective harmonie inarticulée (The Commons [Les Biens Communs], 62)

Il est intéressant de noter que le présent et le passé se mélangent en une ‘harmonie inarticulée’, qui mêle la musique à un discours confus, et je reviendrai sur cette figure de style à la fin de ce chapitre.

Extrait du blog de Bonney, 19.08.2016 : Les choses frémissent dangereusement autour de nous, nous qui cherchons à exploser notre obscurité - Ernst Bloch



       Le mode gothique par lequel Bonney représente les affiliations entre luttes des classes présentes et passées trouve son origine chez les écrivain·e·s décadent·e·s de la fin du dix-neuvième siècle — Lautréamont, Baudelaire, Rimbaud. Mais il rappelle aussi l’argument de Marx que læ travailleur·euse qui vend son travail n’est pas libre, et que ‘le vampire ne relâchera pas son emprise sur [iel] tant qu’il restera un muscle, un nerf ou une goûtte de sang à exploiter’. 30 30 Capital 1:301-2. Sur l’imagination occulte de Marx, voir David McNally, Monsters of the Market: Zombies, Vampires and Global Capitalism (Chicago: Haymarket Books, 2012), esp. 140-1. Il décrit Londres comme ‘un trou irréel plein de bruits-fantômes et de secteurs militaires’ (Document 60) où les ‘spectres hurlent stridents comme les étourneaux de nos villes dévastées’ (‘Lamentations’, Letters 21) ; ‘Des perturbations anciennes. Villes fantômes et fanfares. Usines invisibles. La nostalgie qui se morcèle en douleur et pur bruit. Sans sommeil’ (‘Letter Against Ritual’ [‘Lettre Contre Rituel’], Letters 99). Ces bruits-fantômes sont les échos de l’historique d’oppression de Londres, qui réverbère toujours dans son présent : ‘Cette histoire nous traverse comme des fantômes’ (20). Les bruits, les hurlements et les pleurs rendent l’état de conscience intolérable. Pourtant, ils sont aussi difficiles à interpréter :

qui ici peut parler le langage des morts ce qu’iels voulaient dire je veux être ton chien LA RADIO FUIT iels savent qu’iels sont mort·e·s yep / & iels n’ont pas peur mâchant le langage (The Commons 56)

Les voix spectrales qui s’écoulent de la radio ‘mâchent’ le langage qui est le matériau du poète, en produisant les interruptions et les fragmentations formelles propres au modernisme tardif du style de Bonney. En citation du 18 Brumaire de Marx, Bonney suggère même que ‘Il y a aussi une lutte des classes parmi les morts’ :

Que “la tradition des générations défuntes pèse comme un cauchemar sur le cerveau des vivants” est à double tranchant… Ce n’est pas simplement que le capital incarne du travail mort, mais que les réseaux de monuments qui définissent et verrouillent la ville officielle — ses aspects cognitifs — sont des systèmes et des accumulations d’exploitation morte. 31 31 ‘Further Notes on Militant Poetics’, blog Abandoned Buildings, posté le 27 septembre 2013: http://abandonedbuildings.blogspot.co.uk/2013/09/further-notes-on-militant-poetics.html.

Il compare les monuments de la ville (comme symboles du travail mort solidifié en marchandise) à la cale du navire négrier, que Cedric Robinson décrit comme un répertoire de culture matérielle et de croyances africaines, et comme un monument aux morts transformés en marchandises par le système de l’esclavage. Les monuments et l’architecture de la ville commémorent des histoires d’exploitation, et sont hantés par les énergies résistantes de celleux qui les ont érigés.

       Partout où il porte son regard, Bonney voit l’asservissement comme intégré directement dans l’architecture de la ville. Des origines de Newgate à la formation de la police britannique moderne par Robert Peel, l’histoire de la ville se fond en une unique surface d’institutions oppressives.

Par exemple, regardez Newgate. Construite en 1188, directement dans les remparts, la porte de l’est de Londres. Battement Deux. Nous ne nous reconnaissons pas là-bas. Battement Trois. La maison du créancier, la gorge le museau de la ville. 10 juillet 1790, calcinée. Robert Peel a construit la police à partir de ses cendres. Battement Quatre. La dette est de l’os. Des versions d’os… Ces nobles venus de l’est pénétraient dans la ville à travers un mur rempli à craquer des torturés, des écorchés, et des morts sifflants. Londres, cette ville maudite, n’est belle que lors du printemps brûlant. (Letters 27)

Si, comme le défendait Lukács, le temps homogénéisé se fige et devient de l’espace, cette histoire de l’oppression est inscrite spatialement et temporellement dans le Londres contemporain. Bonney décrit comment ‘1829, Robert Peel a inventé 1000 flics pour encercler la ville comme des murs ou les portes comme des cordons. Ça a eu lieu. Ces 1000 flics comme calendrier, la journée de travail une pyramide comme rasoir la récupération par la police du soleil’ (28). La violence d’État produit son propre temps, un ‘ploiement’ de la continuité de l’histoire qui permet à la violence passée de flotter au milieu du présent :

Robert Peel regarde toujours du haut du mur de Broadgate et est un barrage, Newgate incendiée. La police s’installe les crânes éclatés à contretemps, un mécanisme musical silencieux sépare l’être humain du flic. Il est vital de reconnaître, d’insister sur cette différence, ce mécanisme — de localiser avec précision l’endroit où cette séparation apparaît pour la première fois dans le “continuum” où tout ce paquet d’erreurs, de superstitions et de balles maculées de sangs bourre la gorge solaire de chaque flic dans cette ville avec une atroce musique psychique et nous habitons là, avons organisé du bruit. (Letters 28)

On retrouve ici le pessimisme dialectique de Bonney par rapport au potentiel de la contre-tradition révolutionnaire, ou ‘contre-temps’ de la prose ésotérique : la police forme aussi une opposition temporelle et musicale qui gouverne le temps dans lequel nous vivons, et dans lequel nous devons essayer d’‘[organiser] du bruit’ afin de transmuer le hurlement des morts en une forme de résistance physique et psychique, tout en prenant en compte ‘la quantité terrible de force qu’il nous faudra pour seulement continuer à vivre’ (Happiness 36).



Poésie, Lutte, et Défaite

Si les morts hantent l’espace et le temps contemporains de Londres, ils rendent aussi visible que les luttes révolutionnaires précédentes ne sont pas des moments révolus mais des histoires habitées de façon continuelle :

Bref, ici en en 1917 on se marre bien pas la peine de te réveiller… Pour une raison ou une autre, c’était en 1649, on était piégé à l’intérieur, agrippés à notre point de vue le plus raisonnable. … Peut-être que c’était 2003, ou dans le genre, je me rappelle pas, mes lois préférées étaient juste un système de cerveaux factices je reconnais que / fragmentée & oblique prononciation sociale malveillance enflammée magnétique, irais bien danser bientôt etc (The Commons 62, 68)

Millbank student protest, source : The New York Times



Ailleurs, Bonney cite C. L. R. James : ‘les conflits violents de notre époque permettent à notre vision exercée de voir jusqu’à l’intérieur même des os des révolutions précédentes plus facilement que jamais’ (Letters 35). La présence de 1649, 1871, 1917, et 1974 représente un souhait de suturer les époques révolutionnaires entre elles, mais est aussi une conséquence de turbulences politiques spécifiques à 2010-11. En novembre 2010, de violentes confrontations éclatèrent en réaction à l’augmentation des frais de scolarité à 9000£ et au retrait de la Education Maintenance Allowance [Pension pour le Maintien de l’Éducation] allouée aux étudiants à faible revenus en Angleterre. Les étudiants qui manifestaient contre ces changements s’introduisirent dans Millbank, un bâtiment du centre de Londres qui abritait le siège de la campagne des Conservateurs ; lors d’une autre manifestation en Décembre, les manifestants furent encerclés par la police, et Alfie Meadows dut subir une chirurgie cérébrale en urgence après avoir été battu par la police antiémeute. Lui et Zak King comparurent ensuite à deux reprises, accusés d’atteintes violentes à l’ordre public, pour être finalement disculpés ; 17 autres manifestants furent inculpés pour la même infraction, seul·e l’un·e d’entre elleux ne fut pas acquitté.

       L’année suivante, en août 2011, Mark Duggan fut abattu par la police. En signe de protestation contre la violence policière et le harcèlement incessant de la communauté Noire, cinq jours d’émeute enflammèrent Tottenham, le quartier de Duggan au nord de Londres, avant de se répandre à travers la ville et le Royaume-Uni. À ce moment-là, Bonney écrit : ‘Ce serait exagéré de dire que la géométrie de la ville a changé, mais elle commence à sacrément ployer. Ça a pris de l’ampleur, certaines choses sont impossibles à reconnaître, d’autres ne sont que trop claires’ (Letters 12). Sa poésie acquiert alors ‘un sentiment d’urgence, qui accepte qu’on ressente le besoin de faire des déclarations et ainsi de suite, qui d’un certain angle pourraient démolir le poème’ ou le ‘ fissurer’. 32 32 Kit Toda, Dan Eltringham et Annie McDermott, ‘Interview with Sean Bonney’, The Literateur (10 février 2011) http://literateur.com/interview-with-sean-bonney/ Il décrit son livre Happiness comme esquissant un arc

à partir du saccage du siège du parti Tory le 10 novembre 2010, à travers la résurgence du mouvement de la classe ouvrière, l’apparition de UK Uncut 33 33 https://en.wikipedia.org/wiki/UK_Uncut , la réapparition des Black Blocs, et qui se termine juste avant les émeutes d’août 2011. La séquence de “Lettres”, que j’ai rédigée depuis, le poursuit à travers l’écroulement post-émeutes de tout autre mouvement qui a pu se développer, la croissance de l’extrême droite, et la consolidation du pouvoir des Tories. …J’ai essayé de fabriquer une poétique qui puisse parler sans détour, mais sans pour autant sacrifier quoi que ce soit de sa complexité, ou de son radicalisme structurel. Peut-être que la dialectique entre le silence et le slogan politique — “whose streets our streets” [“à qui appartiennent nos rues”] — est l’endroit où la poésie se trouve en réalité. 34 34 Sean Bonney et Paal Bjelke Andersen, ‘You’d be a pig not to answer: a conversation (Ne pas répondre ferait de vous un porc (flic) : une conversation)’ http://www.audiatur.no/festival/wp-content/uploads/2014/03/2-Sean-Bonney.pdf

Manifestation pacifique dans Tottenham deux jours après la mort de Mark Duggan, avant le début des émeutes - source : Huck Mag



Les manifestations étudiantes et les émeutes du nord de Londres polarisèrent les énergies gothiques de Bonney, avec une complexité renouvelée, vers une théorisation de la temporalité, de la prosodie et du son en lien avec le capital et la marchandise qui est le point focal de ce chapitre. Ces événements provoquèrent également un puissant changement formel dans la poésie de Bonney : des maléfices, sorts et malédictions de ses tous premiers poèmes-diatribes à une adresse directe, en particulier de la série des ‘Lettres’ en prose. Comme il l’admet dès les premières pages de Letters Against the Firmament [Lettres Contre le Firmament], ‘Enfin voilà, j’ai complètement changé ma méthode’ ; j’envisage ‘la possibilité d’une poésie que seul l’ennemi pourrait comprendre’ (8). Ce moment semblait réclamer un ‘discours direct’, une participation de la poésie à la lutte des rues. Les slogans (qu’il appelle les ‘cris de guerre des morts’, Letters 34) de la révolte ont trouvé leur place au sein de la poésie, mais la poésie est également offerte comme un référentiel qui peut être utilisé pour exprimer cette lutte — Bonney affirma une fois facétieusement que ‘la raison pour laquelle le mouvement étudiant a échoué c’est à cause des slogans. Ils étaient affreux. Aussi piètres que des poèmes’ (Letters 134).

       Néanmoins, Bonney reconnaît les dangers de la fétichisation de la ‘forme de l’émeute’ — qui ‘beaucoup trop facilement …peut soudain se charger d’une sorte d’intensité négative, de sorte qu’à travers l’acte même de se libérer de notre forme de marchandise nous devenions plus profondément encore figés en son sein. Extérieurement au moins nous devenons alors le prix du verre, ou les heures sup’ d’un flic’ (Letters 8-9). Bien que ce moment ait été particulièrement générateur sur un plan politique comme esthétique, il s’est aussi terminé par une défaite. Par la suite, Bonney se rappela que durant cet ‘arc de lutte’, il sentait

que quelque chose se déroulait réellement, qu’on avait donné le coup d’envoi en beauté. Et même si je ne pensais pas qu’il allait y avoir une révolution ou quoi que ce soit de comparable, j’étais vraiment persuadé qu’on avait une chance de se débarrasser du gouvernement Tory. Ça ne s’est pas produit. On a perdu. Et donc, qu’advient-il de ces énergies, ces émotions — et de notre poésie — dans le contexte de cette défaite ? On ne peut pas se replier à l’intérieur de nous-même et retourner au point où nous étions avant, revenir à la normale. Et si vous n’allez pas vous contentez de retomber dans le désespoir ou la réconciliation, alors ça ouvre la question de l’endroit vers lequel la poésie se dirige à partir de là. Comme une comète, elle disparaît. Et ensuite elle revient. 35 35 Ibid.

La comparaison avec une comète reflète l’influence sur Bonney de Eternity by the Stars [L’Éternité par les Astres] de Blanqui. Bonney conteste l’interprétation de Benjamin de Eternity by the Stars comme une expression de la ‘résignation et du désespoir’ de Blanqui. 36 36 Ce sont les termes de Bonney. Benjamin décrit la ‘vision infernale’ de Blanqui dans L’Éternité par les Astres comme ‘Une capitulation inconditionnelle, mais il s’agit aussi du plus terrible réquisitoire d’une société qui projette cette image du cosmos — comprise comme une image d’elle-même — à travers les cieux’. Walter Benjamin, The Arcades Project (Cambridge: Harvard University Press, 1999), 112. À la place, il lit cet étrange traité astronomique comme un fantasme poétique : ‘une gigantesque vision du cosmos lui-même comme une expression de la lutte des classes, avec les comètes semblables au prolétariat international qui se bat contre les forces de la gravité’. 37 37 Bonney et Andersen, ‘You’d be a pig’. L’influence de l’astrologie satirique de Blanqui trouve peut-être un écho dans la caractérisation que Bonney fait de Margaret Thatcher, non pas comme une ‘frêle vieille dame’ mais comme ‘une convulsion temporelle dont la magnétosphère pourrait devenir de plus en plus instable et imprévisible, et donc manifestement plus cruelle, mais dont la signature radio ne montre toujours absolument aucun signe de diminution d’intensité imminente’ (Letters 37). Pour Bonney, Eternity by the Stars fournit des indications insolites pour survivre à la défaite politique. L’exemple de Blanqui prouve que ‘la poésie persiste parce que l’opportunité de sa réalisation a été manquée’, en partie parce qu’il introduit une temporalité alternative qui résiste au temps de son incarcération imposé par la justice.

       Dans son livre Happiness, Bonney cite par deux fois la déclaration de Blanqui que ‘Ce que j’écris en ce moment dans un cachot du fort du Taureau, je l’ai déjà écrit et je l’écrirai pendant l’éternité, sur une table, avec une plume, sous des habits, dans des circonstances toutes semblables.’ 38 38 Sean Bonney, Happiness: Poems After Rimbaud (London: Unkant Publishing, 2011), 40. Complètement ivre dans Londres la nuit de l’enterrement de Margaret Thatcher, Bonney pense à Blanqui dans sa cellule,

en sachant tout à fait que ce qu’il écrivait il allait l’écrire pour toujours, qu’il porterait toujours les vêtements qu’il portait alors, qu’il serait toujours assis là, que ses circonstances ne changeraient plus jamais. Comment il ne pouvait pas faire la différence entre sa cellule de prison et tous les amas d’univers. Comment les étoiles n’étaient rien que des routines apocalyptiques, les constellations des barricades négatives. (‘Letter against Ritual’, Letters 98-9)

Comme l’émeute, la cellule de prison est un endroit de ‘haute compression temporelle’, qui transforme ‘l’impulsion poétique traditionnelle’ en une ‘clarté sous tension, du pur contenu’ (Notes on Militant Poetics [Notes sur la Poétique Militante]) — la sorte de clarté vers laquelle Bonney dit qu’il tendait lui-même dans ses travaux de 2010-11 et au-delà. La cellule est une dimension du temps spatialisée, dans laquelle le prisonnier est confiné dans un présent permanent. La sentence du juge

suspend le temps de læ captif·ve, qui doit maintenant vivre à l’intérieur de cette sentence pendant des mois, des années, une vie entière. Dans la mesure où cette vie en est presque effacée, la sentence du juge voyage aussi dans le passé, prenant possession de chaque seconde que læ captif·ve a vécue. (Notes on Militant Poetics* 2.5/3)

Donc en ‘octobre 2012 : Blanqui est encore en prison, et alors que le plan cosmologique de la ville se compresse chaque jour un peu plus, chaque corps humain en vient à ressembler à une cellule conspiratoire’ (Letters 45). La révolution n’est pas la seule à pouvoir combiner les temporalités. La sentence du juge suture le passé, le présent et le futur ensemble, comme il parle avec ‘la prosodie de la domination du capital’.



Le Contre-temps de la Lutte

Bonney localise Blanqui dans ‘un contre-univers, une anti-gravité, un magnétisme négatif que la pensée de la bourgeoisie ne peut pas pénétrer, englober ou occuper’. 39 39 Bonney et Andersen, ‘You’d be a pig’, n.p. Il représente la pensée de Blanqui comme de l’anti-matière, capable d’annihiler la sentence judiciaire qui le maintient dans cette réalité carcérale. De façon similaire, Bonney offre une lecture de l’introduction de Jean Genet à l’ouvrage Soledad Brother, recueil des lettres de prison et des essais de George Jackson, qui affirme que l’écriture de Jackson produit un ‘contre-temps’ révolutionnaire. Cette perspective pleine d’espoir — que la pensée poétique puisse constituer un ‘contre-univers ou une anti-gravité’ qui aurait le pouvoir d’annihiler la sentence judiciaire, même au moment de sa défaite politique — est explorée, avec une ambivalence significative, dans tous les travaux plus récents de Bonney. Dans sa première ‘Letter on Harmony [Lettre sur l’Harmonie]’, Bonney enchaîne l’histoire d’un juge, qui se masturbe tandis qu’une prostituée reproduit les crimes des personnes qu’il a condamnées, avec ‘des pensées que j’ai développées sur le système d’harmonie pythagoricien 40 40 https://fr.wikipedia.org/wiki/Harmonie_des_sph%C3%A8res#:~:text=L’harmonie%20des%20sph%C3%A8res%20ou,%2C%20Mars%2C%20Jupiter%2C%20Saturne%2C , et comment celui-ci dépend d’un point central délibérément fictionnel afin de maintenir la stabilité de sa force symétrique’ (Letters 32).

Thomas Wright, “Un synopsis de l’univers”, Plaque 2, 1742



Ce point central fictionnel, contre-temps ou contre-terre, est une nouvelle élaboration de la ‘fissure’ ou la crevasse qui maintient en place les forces antagonistes de la révolution et de la contre-révolution, une autre manifestation de la physique de la matière et de l’anti-matière. Ailleurs, Bonney décrit le calendrier comme une ‘carte’ qui, de manière similaire, ‘a été divisée en deux’. Ses deux chronologies sont verrouillées dans un antagonisme. D’une part, ‘le temps révolutionnaire, le temps des morts, bref, et qui est truffé d’événements inachevés’, comme la Commune de Paris : ‘contre-terres, amas d’idées et d’énergies et métaphores qui refusent de mourir, mais restent en vie précisément nulle part’. D’autre part, il y a le temps standardisé, ‘le travail mort, le capital’. Quand ces deux temps se retrouvent brusquement en alignement, la temporalité ploie et ‘tout se retrouve à portée de main. Enfin, ça c’est la théorie. Émeute, fléau, toute une série de potentialités in-utilisées qu’on ne peut même pas commencer à énumérer’ (Letters 116-117).

L’antagonisme entre le temps abstrait et homogénéisant du capital, avec sa réelle violence, et le temps révolutionnaire des morts, produit des ‘contre-terres’ — des énergies zombies ‘qui refusent de mourir’ et pourtant ne peuvent vivre. Bonney établit une connexion entre ces idées, énergies et métaphores refoulées, et les identités de celleux qui vivent ou meurent dans le cadre de la violence d’État. Ces contre-terres deviennent visibles quand des événements comme les émeutes produisent un ‘ploiement’ dans le continuum du ‘travail mort’ et du capital. Lors de ces moments, la poétique devrait être prête à fournir une ‘carte, une contre-carte, en fait, un plan du rythme spatio-temporel de la forme-émeute, sa prosodie et sa fréquence-signal. Une carte qui pourrait montrer les voies non-empruntées. Et où les trouver, ces voies, ces antidotes, ces contre-fléaux’.

       Cette notion de contre-temps poétique est développée de façon beaucoup plus exhaustive dans l’extraordinaire ‘Second Letter on Harmony [Seconde Lettre sur l’Harmonie]’ de Bonney (Letters 33), qui s’inspire des Notes on Hegel (Notes sur Hegel) de Lénine pour offrir une réappropriation de la pensée pythagoricienne. Comme le résume Bonney, l’harmonie des sphères est imaginée comme une justification des hiérarchies terrestres, mais elle dépend d’un ‘corps fictionnel’ : l’antichthon, ou contre-terre. Ainsi, ces hiérarchies sont basées sur une ‘non-vérité qui a le pouvoir de tuer’. Mais cette fiction meurtrière est aussi ‘le site, aussi magnétique que tout l’enfer, de conflit et de répulsion, qui peut transgresser ses propres limites jusqu’à ce que quelque chose d’assez différent, c’est-à-dire, le crime, ou l’impossibilité apparaisse’.

La poésie, autrefois, était aussi un mensonge ; et Bonney a réaffirmé cette proposition platonicienne, en répétant à plusieurs reprises qu’il est nécessaire de mentir dans le langage de l’ennemi. Donc, ‘les réalités poétiques’ peuvent aussi agir ‘comme des contre-terres où nous pouvons proposer une nouvelle approche qui nous permette de voir et d’agir sur ce qui avait précédemment été maintenu invisible etc. Nous-même, pour commencer’. Cependant, Bonney suggère également que cette contre-terre n’est pas une négation productive de la vie fausse 41 41 NdT : “Es gibt kein richtiges Leben im falschen” Theodor Adorno — il n’existe pas de vraie/juste/correcte/bonne vie dans une “vie fausse” (dans un monde qui ne l’est pas) , mais une fiction momifiée qui pourrait nous paralyser par sa négativité. La prosodie dominante est le rythme des matraques de police ; le capital peut aussi produire de puissantes contradictions et dilatations du temps ; le potentiel occulte de la poésie a toujours été exploité par le capital, et pas même la chanson ‘The Gallis Pole’ 42 42 https://www.youtube.com/watch?v=SKj4B5GvLK4 de Leadbelly ne pouvait conserver ses qualités antagonistes une fois diffusée dans un supermarché’ (Letters 43).



Dans le Sillage

Toutefois, Bonney affirme que certains types de musique — et même un nombre moindre de formes de poésie — recèlent encore la ‘possibilité d’interruptions’, ou contiennent des images qui réfèrent à la rédemption. Il espère que

des revendications de la musique la postérité fuit, étrangement glissée dans des constellations mineures. (The Commons 58)

Il cite l’enregistrement de 1965 de John Coltrane, Pharaoh Sanders, McCoy Tyner, Donald Garrett, Jimmy Garrison, et Elvin Jones, Live in Seattle 43 43 https://www.youtube.com/watch?v=28FDmhoAV0M , comme contenant l’une des ‘précieuse[s] mais insipide[s] graine[s]’ de Benjamin :

C’est l’un des exemples d’enregistrement musical qui résonne toujours par son actualité totale des années plus tard, parce que c’était l’un des réceptacles soniques d’un moment révolutionnaire qui ne s’est jamais réalisé : c’est-à-dire qu’il est devenu une monade benjaminienne, un amas d'énergies encore inutilisées qui conservent toujours l’éventualité d’exploser dans le présent. (Letters 34-5)

La monade est ce qui se cristallise ‘quand la pensée s’arrête soudainement dans une configuration saturée de tensions’ et qui est enrayée par un choc qui simultanément serait ‘une interruption messianique de ce qui se déroule’ et ‘une opportunité révolutionnaire pour la lutte en faveur les oppressions passées’ (‘Theses’ 262-3). Une telle monade émerge, dans l’écoute de Bonney, pendant le morceau ‘Evolution’ quand

quelqu’un — je ne pense pas que ce soit en fait Coltrane — souffle quelque chose à travers un cuivre qui introduit de force une boucle de temps dimensionnelle à travers les constellations déjà sismiques établies au cœur du système harmonique de la musique, devenant une force qui dépasse toute formulation musicale, tout en contenant toujours une communication directe et claire en son centre : amour dialectique, logique non-déclarée. …Ce cuivre sonne comme un os en métal, un endroit où les morts et les générations futures se rencontrent, ensemble sur un feu bleu, électrique.

Ce cuivre retentit comme ‘une période spécifique issue du cours homogène de l’histoire’ (‘Theses’ 263). Il s’agit d’une incision musicale dans le temps, une note qui crée une fissure dans laquelle le passé et le présent peuvent entrer en conversation. Pourtant, si Bonney affirme que la musique Noire — à la fois plus abstraite et plus communautaire que la poésie — serait la forme d’art qui parvienne à cette conjonction temporelle, cela reste aussi une idéalisation quelque peu prévisible et même romantique de la musique comme l’aboutissement du langage, la condition à laquelle la poésie aspire. Jacques Rancière soutient que pour les Romantiques, la musique a pour objectif ‘de congédier la lettre muette et loquace afin d’introniser le pur royaume de l’esprit devenu sensuel’ ; ‘l’idéal sans image ni pensée de la musique avec sa communication directe entre l’artiste et son public à travers le médium d’une matérialité évanescente’ est l’aboutissement de l’art comme pure temporalité, tandis que son ‘absence de signification — son incapacité à s’exprimer — la sacre comme l’accomplissement suprême du monde spirituel’. 44 44 Jacques Rancière, Mute Speech: Literature, Critical Theory, and Politics (New York: Columbia University Press, 2011), 136, 138.

Bonney fantasme sur une transfiguration tout aussi directe du spirituel et du sensuel, des âmes des défunts et du corps des vivants, à travers la musique Noire, qui est mise au service de son idéalisme utopique également en raison de sa séparation, en tant que poète blanc britannique, des conditions de production de cette musique.

       Il n’est pas surprenant que Bonney cite Coltrane comme l’artisan de cette contre-terre. À maintes reprises, il s’appuie sur des artistes et écrivain·e·s Noir·e·s, en particulier Amiri Baraka, dont il cite les ‘mots magiques’ — ‘debout contre le mur fils de pute’ — comme le summum de l’image poétique concrétisée dans un contexte de lutte sociale. Ces cadres de référence génèrent aussi un contraste au ‘maintenant’ qui abrite les poèmes de Bonney, comme une crevasse dans la ville et sa matérialité monumentale, ou comme un carrefour où le passé et le présent s’interpénètrent. L’utopisme mélancolique de Bonney, et dans une certaine mesure de la poésie typiquement britannique, reflète quelques aspects de ce que Christina Sharpe a décrit comme ‘the wake [le sillage, la veillée, l’éveil]’ — l’extension continuelle de la mort Noire : du système esclavagiste à l’incarcération de masse et aux homicides liés à la répression policière. Cependant, à bien des égards, ce contraste fait ressortir l’idéalisme de la poétique de Bonney. J’ai avancé que les poèmes de Bonney sont emplis de voix d’outre-tombe. Ce sont les morts que l’imagination occulte de Bonney invoque à partir de l’histoire de la ville, mais leur résurrection reste une fable distinctement littéraire. En comparaison, pour les personnes afro-américaines qui vivent dans le ‘temps-présent’ de l’esclavage, les Africain·e·s ‘jeté·e·s, balancé·e·s, largué·e·s par dessus bord dans le Passage du Milieu’, et les survivant·e·s qui existèrent dans un état de ‘mort sociale’, sont ‘encore avec nous, dans le temps du sillage, connu comme le temps de séjour’. 45 45 Christina Sharpe, In the Wake: On Blackness and Being (Durham and London: Duke University Press, 2016), 19.

       Cette comparaison peut être approfondie par le biais de deux écrivaines dont la pratique est étudiée par Sharpe : la poète trinidado-canadienne Dionne Brand, et la poète tobago-canadienne M. NourbeSe Philip. Je reviendrai à Philip un peu plus tard. Ces deux écrivaines réfléchissent de manière formelle et thématique aux failles, silences, et effacements qui marquent la place des Africain·e·s dans l’histoire des Amériques. Brand représente l’esclavage et les diasporas comme la ‘Porte du Non-Retour’, un portail de l’horreur, mais aussi une romance de l’origine qui structure l’impossible fantasme du retour qu’elle est aussi disposée à critiquer. Brand écrit que

La porte existe comme une absence. Une chose dont nous ne connaissons en réalité rien, un endroit qui nous est inconnu. Pourtant elle existe comme le sol que nous foulons. Chaque geste que nos corps esquissent s’effectue vers cette porte… L’histoire est déjà assise sur la chaise dans la salle vide à notre arrivée. 46 46 Dionne Brand, A Map to the Door of No Return: Notes to Belonging (Toronto: Vintage Canada, 2001), 25.

Pour Brand, la porte s’inscrit sur le corps Noir comme un site de captivité, sur le répertoire des gestes Noirs, et sur la conscience Noire. La porte est un emblème de la présence du passé, la hantise de la potentialité diasporique par les morts : ‘Au sein de la Diaspora, comme dans les cauchemars, vous êtes constamment envahi·e par la persistance du spectre de la captivité’ (A Map [Une Carte] 29). La pratique de Brand témoigne de ce que Stephanie Smallwood a décrit comme le ‘passage indéterminé’ entre ‘le passé africain et le présent américain’ qui empêche une ‘clôture narrative complète’. 47 47 Stephanie Smallwood, Saltwater Slavery: A Middle Passage from Africa to American Diaspora (Cambridge, MA: Harvard University Press, 2007), 207.

Jacob Lawrence, “Shipping Out” [1947]



       Dans un autre ouvrage, læ narrateur·ice médite sur une peinture de Jacob Lawrence (‘Shipping Out’ [‘Envoi par Bateau’], issu de sa War Series [Série de Guerre] de 1947), et observe

qui pourrait ne pas voir ceci comme le continuum du passage le renversement à l’envers, la crampe, les yeux compressés

en des diamants, comme si nous pouvions nous exhumer de ces fosses communes, de navires, fraîchement habillé·e·s

si nous pouvions revenir de cette guerre, n’importe quelle guerre, comme si nous étions celleux qui avions besoin de rédemption au lieu de ce vaste monde, notre ossuaire

vêtu·e·s de couleurs si vives, presque héroïque·s, presque mort·e·s, la célébration en attente, l’attente, l’odeur des blessures

les compartiments d’un rouge cru, et le métayage, soulagées par la ville les mains, grandes pour tuer autre chose 48 48 Dionne Brand, Ossuaries (Toronto: McClelland and Stewart, 2010), 81-2.

Le Passage du Milieu est un continuum qui ‘nous’ confine à des fosses communes, à l’anonymat de la mort sans commémoration. ‘Nous’ devenons responsable de notre propre exhumation, de notre retour à la vie en tant qu’humains à part entière. Pourtant, Brand soutient que ‘nous’ ne sommes pas celleux qui avons besoin de cette revitalisation, mais le monde : c’est un ossuaire, un charnier, un dépôt purgatorial où les os qui ont été nettoyés et récupérés — dépouillés de la contagion et des vestiges de l’humanité du corps en putréfaction — peuvent être rangés, sans distinction. La violence avec laquelle le poème de Brand se conclut concentre à la fois une violence révolutionnaire requise pour gagner ‘cette guerre, n’importe quelle guerre’ contre la suprématie blanche, et la violence historique de la suprématie blanche au sens large, ou les deux.

       Le travail de Bonney propose également une réorientation de la temporalité historique qui met en lumière la façon dont le présent est hanté par le passé et la difficulté qui en découle d’envisager un futur à travers ce regard spectral. Pourtant, si la lecture qu’offre Bonney de Blanqui mène à une insistance que la carcéralité serait l’amorce d’une boucle temporelle, cette lecture émerge de la figure d’un génie isolé : le révolutionnaire fou enfermé en solitaire, qui affabule des visions cosmologiques à partir de son imagination. Par contraste, ‘wake work [le travail du sillage, de la veillée, de l’éveil]’ est une expérience collective de la continuité de l’esclavage et du Passage du Milieu, continuellement vécue par la population Noire comme l’immanence et l’imminence de la mort Noire. La porte et the wake traduisent aussi le caractère irrécupérable de l’histoire de celleux qui ont été anéanti·e·s par l’esclavage. Bonney suggère que la fissure dans le paysage de la ville peut être délibérément manifestée pour représenter la rupture du temps abstrait ou homogène et la présence hantée continuelle du passé ; c’est l’imagination du poète (par anticipation d’une révolution dont les altercations des étudiants et des travailleurs de Londres ne peuvent qu’à peine se rapprocher) qui en fait l’invocation.

       Bonney proclamerait sans nul doute l’influence sur sa pensée comme sur sa pratique de la poésie et de la musique Noires, tout en résistant simultanément à la suggestion que ses temporalités occultes seraient des imitations privilégiées de l’expérience vécue, collective et continuelle de la mort Noire. De temps à autre, cependant, son admiration paraît pousser Bonney à produire des approximations formelles et sémantiques des Black Arts en dépit du flagrant décalage entre leurs conditions de production respectives. Il cite le Discours Antillais d’Édouard Glissant dans lequel Glissant soutient que ‘Le boucan est un discours’ :

Comme toute conversation était interdite, les esclaves camouflaient la parole sous la provocation paroxystique du cri. Personne ne pouvait traduire la signification de ce qui ne semblait être rien d’autre qu’une clameur. On la prenait pour le simple cri d’un animal sauvage. C’est ainsi que celleux qu’on avait dépossédé organisaient leur discours en le tissant dans la texture apparemment asignifiante du bruit pur. 49 49 Edouard Glissant, Caribbean Discourse (Le Discours Antillais), trad. J. Michael Dash (Charlottesville: University of Virginia Press, 1999), 123; cité dans Happiness 55.

Au début de cet essai, j’ai suggéré une comparaison entre Bonney et Abiezer Coppe, en tant qu’écrivains dont les performances fulminantes s’attaquaient aux distinctions de classe et à la moralité bourgeoise. Coppe parcourait les rues de Londres, ses oreilles ‘pleines à ras bord des cris des pauvres prisonniers, les cris de Newgate, Ludgate’ (6). Reprenant l’approche de Coppe, et sa réceptivité à ces bruits, Bonney ‘ricanait et rugissait face à vos bijoux et richesses / (vous fils de putes bourgeois’ (Blade Pitch [Tonalité de la Lame] 49). Tout comme Coppe, Bonney canalise les bruits, les jurons, les maléfices et les sifflements de la ville, ses ‘gémissements complexes et grattements féroces’ (Document 63). Il note que George Jackson utilise le mot ‘pandémonium’ pour décrire San Quentin, et cite le livre dix du Paradis Perdu : lorsque

Satan et le reste des citoyens du Pandémonium sont transformés en serpents, cette transformation se caractérise tout d’abord par une perte du langage, de la communication et de la pensée : “atroce était le vacarme / des sifflements qui résonnaient dans la salle remplie d’un épais essaim de monstres compliqués” — les anges rebelles sont contraints à produire une “intensité délirante” de bruit, où la pensée et la parole deviennent impossibles. Les tentatives de gérer la nécessité de la parole et de la cognition depuis un endroit où elles sont rendues impossibles est un thème déterminant qui traverse les poétiques révolutionnaires, de Milton à Blake et Shelley, et via Marx jusqu’aux avant-gardes du début du vingtième siècle.

Il cite Les Quatre Vivants de Blake et La Révolte de l’Islam de Shelley comme d’autres exemples de la manière dont la poésie canalise le langage des défunts, qui est ‘la voix du travail mort, du capital lui-même’. Et pourtant, à la différence de la désintégration du langage en des phonèmes et particules fantomatiques évidé·e·s dans Zong! de M. NourbeSe Philip, la poésie de Bonney ne se mue pas en vacarme, bruit ou clameur (à part quelques expérimentations limitées avec un discours de Tony Blair, par exemple). À la place, il revient grâce au privilège blanc à la sécurité de l’énonciation claire. Là où Philip cherche à accéder à des vérités historiques oblitérées — les noms des morts —, Bonney a décidé qu’il était nécessaire de ‘mentir’ dans le langage de l’ennemi.

       La citation de Glissant par Bonney nous rappelle que le ‘cri’ n’était pas uniquement une forme d’expérimentation poétique que la poésie — que ce soit celle de Bonney ou Milton — puisse décrire sans reproduire. C’était un genre spécifique d’expression africaine ou afro-américaine. Dena Epstein cite la description de Frederick Law Olmsted du ‘cri’ ou de la clameur des plantations qu’il entendit en voyageant en Caroline du Sud en 1854-5 :

Soudain l’un d’eux poussa un son tel que je n’en avais jamais entendu : un cri long, puissant, musical, s’élevant et tombant et se brisant en un falsetto, sa voix résonnait à travers les bois dans l’air clair et glacé de la nuit, comme un coup de clairon. Au moment où il termina, la mélodie fut reprise par un·e autre, et puis, un·e autre, et ensuite, par plusieurs en chœur. 50 50 Dena J. Epstein, Sinful Tunes and Spirituals: Black Folk Music to the Civil War (Urbana, Chicago and London: University of Illinois Press, 1977), 182.

Le cri est lancé par un·e chanteur·euse, et se diffuse parmi le collectif, les liant ensemble au sein de et contre leur travail exploiteur. Steven Carl Tracy décrit la ‘clameur des champs’, l’‘arwhoolie’, ‘le cri des champs’, ‘le blues des plantations’, ou l’‘encore et toujours’ comme un chant de travail sans accompagnement instrumental. À la structure lâche, ce cri nettement enjolivé sur un rythme libre est souvent composé d’‘éclats et clameurs sans aucun mot ou un texte très minimal’ et se rapproche beaucoup des chants de louanges et des chants masculins d’Afrique de l’Ouest. 51 51 Steven Carl Tracy, Langston Hughes and the Blues (University of Illinois Press, 1988, 2001), 70. Comme la porte du non-retour, la clameur est diachronique, en reflet des conditions de sa production — la répression de la parole afro-américaine du temps de l’esclavage — et fait écho à ses origines collectives au sein de la chanson africaine.

       Le cri est un bruit dont la signification résiste à l’interprétation par les propriétaires d’esclaves, mais qui fait sens pour celleux qui partagent l’expérience de l’oppression du·de la chanteur·euse. À partir de la notion importante d’opacité chez Glissant, Saidiya Hartman lie le ‘caractère voilé du chant d’esclave’ à ‘l’imposition dominante de transparence et l’hyper-visibilité dégradante de l’asservi·e’ ; la dissimulation dans ces circonstance incarne une forme de résistance. 52 52 Saidiya V. Hartman, Scenes of Subjection: Terror, Slavery, and Self-Making in Nineteenth-Century America (New York: Oxford University Press, 1997), 35. Dennis Childs développe le point de vue de Hartman pour l’appliquer aux régimes néo-esclavagistes de l’incarcération de masse contemporaine, et marque une distinction entre de tels chants voilés et la performance forcée de ‘bonheur’ au cours de laquelle les esclaves et les détenu·e·s étaient contraint·e·s de simuler leur adhésion à l’asservissement par le chant et la danse. 53 53 Dennis Childs, Slaves of the State: Black Incarceration from the Chain Gang to the Penitentiary (Minneapolis and London: University of Minneapolis Press, 2015), 99. M. NourbeSe Philip cite Lindon Barrett (Blackness and Value [Identité Noire et Valeur]), qui comprend le cri comme le ‘contexte principal dans lequel la créativité noire se déroulait’ ; et elle décrit comment, dans son livre Zong!,

l’Africain·e, transformé·e en chose par la loi, est re-transformé·e, miraculeusement, en être humain. À travers les serments et les gémissements, à travers les murmures, par la scansion et les jacassements, par les jacassements et les jurons, à travers les gloussements et les ululements, pour ne pas dévoiler l’histoire en question…. 54 54 M. NourbeSe Philip, Zong! As told to the author by Setaey Adamu Boateng (Middletown, CT: Wesleyan University Press, 2008, 2011), 196.

Philip ‘martèle’ les mots, elle surmonte sa méfiance envers la rationalité du langage en morcelant les mots ‘en sons, en les renvoyant à leur son phonique initial et originel — grognements, plosives, labiales’ (205) ; et il en résulte que ‘pour la première fois depuis que l’écriture m’a choisie, je sens que j’ai effectivement un langage — ce langage de grognements et de râles, de gémissements et bégaiements — ce langage de sons purs, fragmenté et brisé par l’histoire’ (205). Le cri se propage au-delà de la porte du non-retour, jusqu’aux origines collectives mais aussi infantiles, à travers une pratique fragmentaire et émancipatoire de la fabrication de bruits.

       Le même passage de Glissant est aussi cité par Fred Moten, qui l’entend comme une reconnaissance que ‘la condensation temporelle et l’accélération de la trajectoire des performances Noires, c’est-à-dire de l’histoire Noire, est un réel problème et une véritable opportunité pour la philosophie de l’histoire’. 55 55 Fred Moten, In the Break: The Aesthetics of the Black Radical Tradition (Minneapolis, MN and London: University of Minnesota Press, 2003), 7-8. De la même manière, la condensation temporelle qui se dégage de l’art Noir est à la fois une opportunité et un problème pour l’idéalisation, chez Bonney, des modalités révolutionnaires de l’image poétique :

L’une des implications de l’identité Noire, si elle doit fonctionner au sein de et avec une telle philosophie, est que les manifestations du futur dans un présent dégradé décrites par C. L. R. James ne peuvent jamais être comprises comme simplement illusoires. La connaissance du futur dans le présent est rattachée à ce qui est offert par quelque chose que Marx aurait seulement pu imaginer de façon hypothétique : la marchandise qui parle. 56 56 Fred Moten, In the Break: The Aesthetics of the Black Radical Tradition (Minneapolis, MN and London: University of Minnesota Press, 2003), 7-8.

Ce qui amène Moten à débattre d’une hypothèse de Marx — également citée par Bonney (Happiness 33) — ‘si les marchandises pouvaient parler’. 57 57 ‘The Fetishism of the Commodity and Its Secret [Le Fétichisme de la Marchandise et son Secret ’ (Capital vol. 1)] Moten note que Marx s’exprime à travers la voix d’une marchandise imaginaire et personnifiée, sans reconnaître que l’esclavage a précisément produit un tel objet : la marchandise qui s’exprime (9). Et pourtant,

la vérité à propos de la valeur de la marchandise est associée précisément à l’impossibilité que celle-ci s’exprime, car si la marchandise pouvait parler elle aurait une valeur intrinsèque, elle serait imprégnée d’un certain esprit, d’une certaine valeur qui ne serait pas attribuée de l’extérieur, et elle contredirait, par conséquent, la thèse sur la valeur — non-intrinsèque — que lui assigne Marx. (13)

Pour Moten, la marchandise qui parle contredit l’argument que la valeur marchande est arbitraire ; à la place, la parole offre une forme de valeur antagoniste et opposée qui serait ‘spirituelle’ et ‘intrinsèque’, une valeur humaniste qui coïncide avec les doctrines des droits universels. Cependant, Moten affirme plus loin que

Si la marchandise pouvait parler, elle dirait que sa valeur n’est pas inhérente ; elle dirait, en fin de compte, qu’elle ne peut pas parler. Mais les marchandises parlent et crient, elles ouvrent des crevasses tonales et grammaticales qui marquent l’espace des […] influences politiques, nationalistes-sous-rature, qui ceinturent le globe […]. La marchandise, avec toute la richesse de ses différences, crie poétiquement, musicalement, politiquement, théoriquement ; la marchandise crie et chante *in labour* [au travail / en plein accouchement 58 58 NdT : Double sens en anglais ]. (213, 215).

L’insistance de Moten sur l’aspect maternel de la matérialité souligne que ce ‘labour’ est à la fois du travail, et du travail reproductif (accouchement). La marchandise qui parle et crie — c’est-à-dire l’esclave —, dont la progéniture est une lignée radicale de création artistique et de pensée Noire, a le pouvoir d’ouvrir une ‘crevasse’ dans les conceptions universalistes de la valeur humaine, y compris dans celle de Marx.

       Le travail de Bonney est en dialogue avec celui de Moten, à travers leur théorisation de la ‘rupture’ ou de la coupure, par leur attention envers la manière dont les performances Noires révolutionnent la conceptualisation et l’expérience du temps, par leur intérêt pour Amiri Baraka — dont le travail des années 1960 illustre, selon Moten, les aspects tragiques de la tradition radicale Noire. Bonney cite ‘l’une des premières fictions’ de Baraka pour décrire les zones de non-existence dans la ville, les endroits hostiles à la vie, ce que Baraka désigne comme ‘l’endroit où se rend la musique quand on ne l’entend plus … le silence tout en haut de nos cris’. Pour Bonney, ‘le secret de ce silence sont les murmures secrets du fétiche de la marchandise sous forme humaine, la “marchandise criante” de l’esclavage’.

Bonney identifie ces murmures secrets et la ‘cargaison’ non-déclarée et innommable de la poésie ésotérique chez Benjamin non comme des phénomènes universels et abstraits, mais comme l’histoire spécifique de l’esclavage. Cette spécificité sauve ses théories gnostiques 59 59 https://fr.wikipedia.org/wiki/Gnosticisme sur la temporalité et ses hantologies gothiques de la décadence, mais de peu. Car ce sont bel et bien la poésie ésotérique, les signaux et analogies fantomatiques, la poésie comme ‘dispositif mnémotechnique’ et les dérangements baudelairiens ou rimbaldiens, qui constituent le medium de Bonney ; celleux qui vivent dans la continuité présente de l’esclavage n’ont pas besoin de dispositifs mnémotechniques, ni d’injonction poétique à reconnaître que ‘la fissure est gravée à l’intérieur de chacun·e d’entre nous’, pour accéder à cette histoire, qui n’est ni secrète ni silencieuse.

Extrait du blog de Bonney : Wednesday, July 26, 2006



       J’ai avancé que Bonney appartient aussi à une contre-tradition britannique spécifique dont l’emblème pourrait être le coucou : annonciateur du printemps, du renouveau ; mais aussi l’imposteur affamé dans le nid, venu de l’extérieur, qui consomme la nourriture des descendant·e·s légitimes. Le coucou — affilié à la fois au cocufiage, et à la folie — est anti-conformiste, fauteur de trouble, marginal. 60 60 À propos de l’importance du pastoral et des mouvements sociaux du 17ème au 19ème siècle contre le clôturage pour les Commons de Bonney, voir Dan Eltringham, ‘‘its 11.58 in London’: Sean Bonney’s Urban Commons’, The Occupied Times 22 juillet 2013: https://theoccupiedtimes.org/?p=11929. Dans The Commons, Bonney cite la chanson populaire ‘The Cuckoo is a Pretty Bird [Le Coucou est un Bel Oiseau]’, et explique que dans celle-ci

læ chanteur·euse va intercaler ses propres paroles entre les fragments divers d’autres chansons qui lui viennent alors à l’esprit, en créant ainsi une tapisserie ou un collage dans lequel le ‘je lyrique’ perd son existence privatisée, et devient à la place un collectif, un collectif oppositionnel, qui s’étend en arrière et en avant à travers le temps connu et inconnu. (Letters 144)

Le coucou est ainsi le symbole d’une collectivité populaire de la performance, de l’improvisation essentielle aux théories de ‘rupture’ avec la domination développées par Bonney et Moten, et de la déclaration de Rimbaud que ‘Je est un autre’. Mais si chaque expression du contre-temps est aussi potentiellement une affirmation du ‘fachisme qui se tapit toujours au centre du capital’, alors la relation de Bonney avec les traditions de la pensée et de la performance Noire pourrait aussi ressembler à celle du coucou, de l’intrus dans le nid.

       La poésie de Bonney exprime la difficulté d’endurer les conditions d’une défaite politique catastrophique, tout en restant à l’écoute des interruptions contre-rythmiques momentanées, où ‘le langage se replie et trébuche pendant une seconde, comme une attaque cardiaque ou une secousse tectonique’. Bien que ce moment ne soit peut-être que temporaire ou fugace, comme les émeutes de 2010-11, le poète peut faire en sorte qu’il demeure dans les mémoires. C’est ‘l’objectif de la chanson’ : il ne s’agit pas rappeler le passé dans une quiétude Wordsworthienne,

à moins que ce soit le genre de tranquillité qui mette en évidence le tumulte féroce et strident du mouvement révolutionnaire qui aspire à la clarté et l’influence. Un câble métallique en hauteur etc. La contre-terre raccordée à des stroboscopes soniques de telle sorte que nous, même temporairement, devenions l’irruption dans le temps présent des cris des os de l’histoire, pénétrant l’esprit de l’auditeur·ice par lacérations, déterminant sans équivoque une nouvelle position envers la réalité, un nouveau lieu en dehors de l’harmonie officielle, à partir duquel il est possible d’agir. (Letters 35-6)

Pourtant, face à la catastrophe du présent, ces os hurlants de l’histoire que nous trouvons dans les livres de Bonney peuvent nous sembler être des fictions décadentes, des valorisations d’exemples minuscules d’émeute ou de rébellion qui ont interrompu l’activité mercantile londonienne pendant un jour ou deux, plutôt qu’une posture inédite par rapport à la réalité et l’action. En lisant son œuvre en lien avec la musique et la poésie Noires, c’est l’héritage distinctement bohémien de Bonney et son éventail de références européennes et britanniques qui semblent conditionner son espoir de ‘clarté et d’influence’ au milieu des cris perçants de la révolution. Parmi les condensations temporelles et les continuités que représentent le ‘temps du sillage, de la veillée, de l’éveil’ et la porte du non-retour, c’est l’évolution de Zong! comme fondement d’une performance collective et incarnée qui me paraît représenter la poésie du futur. 61 61 Je développe cet argument en détail dans mon livre Poetry and Bondage (Cambridge University Press, 2021).



ANDREA BRADY est une poétesse et critique dont les monographies les plus récentes sont Radical Tenderness: Poetry in Times of Catastrophe (Cambridge, 2024) et Poetry and Bondage: A History and Theory of Lyric Constraint (Cambridge, 2021). Elle est l’autrice de huit recueils de poésie, parmi lesquels The Blue Split Compartments (Wesleyan, 2021), Desiring Machines (Boiler House, 2021), The Strong Room (Crater, 2016), Mutability: Scripts for Infancy (Seagull, 2012), et Wildfire: A Verse Essay on Obscurity and Illumination (Krupskaya, 2010). Elle est professeure de poésie à la Queen Mary University of London, où elle a fondé le Centre for Poetry et l’Archive of the Now.



Traduit en français par emmanuel pierre

  1. William Blake, Blake Books, rev. ed. G. E. Bentley Jr (Oxford, 1977), 176.  []
  2. Karl Marx, The Eighteenth Brumaire of Louis Bonaparte (18 Brumaire de Louis Bonaparte), trad. Saul K. Padover (Marx/Engels Internet Archive, 1995, 1999): marxists.org.  []
  3. https://fr.wikipedia.org/wiki/Contrat_z%C3%A9ro_heure  []
  4. Note de traduction : à comprendre en particulier dans le contexte du Black Arts Movement afro-américain, initié par Amiri Baraka https://fr.wikipedia.org/wiki/Black_Arts_Movement  []
  5. https://fr.wikipedia.org/wiki/Mort_sociale  []
  6. Walter Benjamin, ‘Theses on the Philosophy of History (Thèses sur le concept d’histoire)’, Illuminations, trad. Harry Zohn, ed. Hannah Arendt (New York: Schocken Books, 1968), 253-264 (263).  []
  7. Voir aussi par exemple le célèbre article d’E. P. Thompson ‘Time, Work-Discipline and Industrial Capitalism’, Past and Present 38 (1967): 56-97; Moishe Postone, Time, Labour, and Social Domination: A Reinterpretation of Marx’s Critical Theory (Cambridge: Cambridge University Press, 1993), particulièrement 200-216; Jacques Le Goff, Time, Work, and Culture in the Middle Ages, trad. Arthur Goldhammer (Chicago: University of Chicago, 1980); Aaron Gurevich, ‘Time as a Problem of Cultural History’, Cultures and Time, ed. L. Gardet et al. (Paris: UNESCO Press, 1976), 229-245; et David S. Landes, Revolution in Time (Cambridge, MA: Harvard University Press, 1983).
     []
  8. György Lukács, History and Class Consciousness, trad.. Rodney Livingstone (Boston: MIT Press, 1972), 90.  []
  9. Capital (Le Capital) 1:129; voir Antonio Negri, Time for Revolution, trad. Matteo Mandarini (London: Bloomsbury Academic, 2003), 24.  []
  10. Jürgen Habermas, The Philosophical Discourse of Modernity: Twelve Lectures, trad. Frederick Lawrence (Cambridge: Polity, 1987), 12.  []
  11. Sean Bonney, ‘Second Letter on Harmony’, Letters Against the Firmament (London: Enitharmon, 2015), 34.  []
  12. https://fr.wikipedia.org/wiki/Workfare  []
  13. Sean Bonney, Baudelaire in English (London: Veer Books, 2008), 88.  []
  14. NdT : en anglais, “a rant” est une diatribe  []
  15. Tim Allen et Andrew Duncan, Don’t Start Me Talking: Interviews with Contemporary Poets (Cambridge: Salt, 2006), 40.  []
  16. Sean Bonney, ‘Confessional Poetry’, Blade Pitch Control Unit (Cambridge: Salt, 2005), 45.  []
  17. Clement Hawes, Mania and Literary Style: The Rhetoric of Enthusiasm from the Ranters to Christopher Smart (Cambridge UP, 1996), 77, 80.  []
  18. Abiezer Coppe, A Fiery Flying Roll: A Word from the Lord to All the Great Ones of the Earth (London: 1649, 1650), 5.  []
  19. Kristin Ross, The Emergence of Social Space: Rimbaud and the Paris Commune (Minneapolis: University of Minnesota Press, 1988; London: Verso, 2008).  []
  20. Sean Bonney, ‘Notes on Militant Poetics 2.5/3’, Abandoned Buildings, 14 avril 2012: http://abandonedbuildings.blogspot.co.uk/2012/04/notes-on-miltant-poetics-25-3.html  []
  21. Il ne m’a pas été possible de localiser la source de cette citation, que Bonney fournit sous le titre ‘Citations pour le moment / À être mise en pratique immédiatement’ sur son blog Abandoned Buildings, posté le 4 avril 2010: https://abandonedbuildings.blogspot.co.uk/2010/04/quotations-for-time-being-to-be-put.html?m=0.  []
  22. Sean Bonney, Document: Poems, Diagrams, Manifestos July 7th 2005 – June 27th 2007 (London: Barque, 2009), 7.  []
  23. https://fr.wikipedia.org/wiki/Bloomsbury_Group  []
  24. Walter Benjamin, ‘Surrealism’, Reflections, trad. Edmund Jephcott, ed. Peter Demetz (New York: Schocken Books, 1986), 177-192 (183-4).  []
  25. Relatif au noumène, à réalité intelligible, chez Kant.  []
  26. https://fr.wikipedia.org/wiki/Aufhebung  []
  27. Document 62-3. Dans un blogspot sur les bâtiments abandonnées, ce vers est accolé à une image de Marjorie Perloff et Charles Bernstein, qui sont décrits comme ‘le roi et la reine de La Culture Officielle du Vers divertis par le meurtre public de Saddam Hussein’ (16 Février 2007): http://abandonedbuildings.blogspot.co.uk/2007/02/.  []
  28. Bonney cite ici la voisine de Michael, Ann Blease, qui le vit se faire battre et asperger de gaz lacrymogène par onze officiers de police. Michael décéda un peu plus tard. Rob Cooper, ‘Inquiry as rugby league player, 25, dies after he was pepper-sprayed and arrested by “ELEVEN officers”’, Daily Mail 24 août 2011: http://www.dailymail.co.uk/news/article-2029173/Jacob-Michael-dies-pepper-sprayed-arrested-ELEVEN-officers.html  []
  29. Sean Bonney, The Commons (London: Openned 2011), 56.  []
  30. Capital 1:301-2. Sur l’imagination occulte de Marx, voir David McNally, Monsters of the Market: Zombies, Vampires and Global Capitalism (Chicago: Haymarket Books, 2012), esp. 140-1.  []
  31. ‘Further Notes on Militant Poetics’, blog Abandoned Buildings, posté le 27 septembre 2013: http://abandonedbuildings.blogspot.co.uk/2013/09/further-notes-on-militant-poetics.html.  []
  32. Kit Toda, Dan Eltringham et Annie McDermott, ‘Interview with Sean Bonney’, The Literateur (10 février 2011) http://literateur.com/interview-with-sean-bonney/  []
  33. https://en.wikipedia.org/wiki/UK_Uncut  []
  34. Sean Bonney et Paal Bjelke Andersen, ‘You’d be a pig not to answer: a conversation (Ne pas répondre ferait de vous un porc (flic) : une conversation)’ http://www.audiatur.no/festival/wp-content/uploads/2014/03/2-Sean-Bonney.pdf  []
  35. Ibid.  []
  36. Ce sont les termes de Bonney. Benjamin décrit la ‘vision infernale’ de Blanqui dans L’Éternité par les Astres comme ‘Une capitulation inconditionnelle, mais il s’agit aussi du plus terrible réquisitoire d’une société qui projette cette image du cosmos — comprise comme une image d’elle-même — à travers les cieux’. Walter Benjamin, The Arcades Project (Cambridge: Harvard University Press, 1999), 112.  []
  37. Bonney et Andersen, ‘You’d be a pig’. L’influence de l’astrologie satirique de Blanqui trouve peut-être un écho dans la caractérisation que Bonney fait de Margaret Thatcher, non pas comme une ‘frêle vieille dame’ mais comme ‘une convulsion temporelle dont la magnétosphère pourrait devenir de plus en plus instable et imprévisible, et donc manifestement plus cruelle, mais dont la signature radio ne montre toujours absolument aucun signe de diminution d’intensité imminente’ (Letters 37).  []
  38. Sean Bonney, Happiness: Poems After Rimbaud (London: Unkant Publishing, 2011), 40.  []
  39. Bonney et Andersen, ‘You’d be a pig’, n.p.  []
  40. https://fr.wikipedia.org/wiki/Harmonie_des_sph%C3%A8res#:~:text=L’harmonie%20des%20sph%C3%A8res%20ou,%2C%20Mars%2C%20Jupiter%2C%20Saturne%2C  []
  41. NdT : “Es gibt kein richtiges Leben im falschen” Theodor Adorno — il n’existe pas de vraie/juste/correcte/bonne vie dans une “vie fausse” (dans un monde qui ne l’est pas)  []
  42. https://www.youtube.com/watch?v=SKj4B5GvLK4  []
  43. https://www.youtube.com/watch?v=28FDmhoAV0M  []
  44. Jacques Rancière, Mute Speech: Literature, Critical Theory, and Politics (New York: Columbia University Press, 2011), 136, 138.  []
  45. Christina Sharpe, In the Wake: On Blackness and Being (Durham and London: Duke University Press, 2016), 19.  []
  46. Dionne Brand, A Map to the Door of No Return: Notes to Belonging (Toronto: Vintage Canada, 2001), 25.  []
  47. Stephanie Smallwood, Saltwater Slavery: A Middle Passage from Africa to American Diaspora (Cambridge, MA: Harvard University Press, 2007), 207.  []
  48. Dionne Brand, Ossuaries (Toronto: McClelland and Stewart, 2010), 81-2.  []
  49. Edouard Glissant, Caribbean Discourse (Le Discours Antillais), trad. J. Michael Dash (Charlottesville: University of Virginia Press, 1999), 123; cité dans Happiness 55.  []
  50. Dena J. Epstein, Sinful Tunes and Spirituals: Black Folk Music to the Civil War (Urbana, Chicago and London: University of Illinois Press, 1977), 182.  []
  51. Steven Carl Tracy, Langston Hughes and the Blues (University of Illinois Press, 1988, 2001), 70.  []
  52. Saidiya V. Hartman, Scenes of Subjection: Terror, Slavery, and Self-Making in Nineteenth-Century America (New York: Oxford University Press, 1997), 35.  []
  53. Dennis Childs, Slaves of the State: Black Incarceration from the Chain Gang to the Penitentiary (Minneapolis and London: University of Minneapolis Press, 2015), 99.  []
  54. M. NourbeSe Philip, Zong! As told to the author by Setaey Adamu Boateng (Middletown, CT: Wesleyan University Press, 2008, 2011), 196.  []
  55. Fred Moten, In the Break: The Aesthetics of the Black Radical Tradition (Minneapolis, MN and London: University of Minnesota Press, 2003), 7-8.  []
  56. Fred Moten, In the Break: The Aesthetics of the Black Radical Tradition (Minneapolis, MN and London: University of Minnesota Press, 2003), 7-8.  []
  57. ‘The Fetishism of the Commodity and Its Secret [Le Fétichisme de la Marchandise et son Secret  []
  58. NdT : Double sens en anglais  []
  59. https://fr.wikipedia.org/wiki/Gnosticisme  []
  60. À propos de l’importance du pastoral et des mouvements sociaux du 17ème au 19ème siècle contre le clôturage pour les Commons de Bonney, voir Dan Eltringham, ‘‘its 11.58 in London’: Sean Bonney’s Urban Commons’, The Occupied Times 22 juillet 2013: https://theoccupiedtimes.org/?p=11929.  []
  61. Je développe cet argument en détail dans mon livre Poetry and Bondage (Cambridge University Press, 2021).  []