Photogramme issu de Unearthing. In Conversation [2017] de Belinda Kazeem-Kamiński. La performeuse est assise dans un cinéma vide, dos à la caméra. La lumière d’un projecteur éblouit les yeux des spectateur·rice·s. Photogramme issu de Unearthing. In Conversation [2017] de Belinda Kazeem-Kamiński. Un écran noir affiche la phrase « We are. » [Nous sommes.] écrite en blanc, au centre.
Imaginez-vous dans un cinéma vide. Vous n’êtes pas assis·e, mais debout dans une allée latérale. La lumière du projecteur est allumée, éclairant une table et une chaise dans l’espace entre l’écran et les fauteuils du cinéma. Autour, tout est dans l’ombre. La performeuse entre en scène, portant quatre boîtes. Elle s’assoit et tourne lentement la tête d’un côté, puis de l’autre, et fait face aux fauteuils vides du cinéma.
Ceci est en souvenir de celleux qui viendront. En anticipation de celleux qui sont. En dialogue avec celleux qui furent. Nous sommes.
Les photographies de Paul Schebesta comme points d’entrée
Dans le texte qui suit, je vais vous guider, en tant qu’autrice et performeuse, dans les coulisses de ma vidéo Unearthing. In Conversation de 2017. J’ai développé cette vidéo dans le cadre de mon projet de recherche de doctorat, provisoirement intitulé The Nonhuman. The Believer. The Alien. Unsettling Innocence (Le Non-humain. Le Croyant. L’Alien. Déstabiliser l’innocence), que j’ai commencé en 2015. Dans ce projet, je confronte trois constellations de l’histoire de l’Autriche à des approches contemporaines issues du domaine des études noires (Black studies) afin de réfléchir à la performativité de la condition noire (Blackness) 1
1 Note de traduction sur le terme « Blackness » : Il n’existe pas, à ce jour, d’équivalent pleinement satisfaisant en français pour traduire le terme anglais « Blackness », dont la polysémie et la portée politique englobent à la fois une expérience vécue, une subjectivité, une construction sociale et un positionnement historique.
J’ai choisi de le traduire ici par « condition noire », une formulation qui permet de restituer la singularité des expériences des personnes noires tout en intégrant une compréhension implicite des rapports de pouvoir qui traversent la racialisation, dans ses dimensions historiques, sociales et affectives.
Ce choix s’inscrit dans une réflexion plus large sur les traductions possibles et les tensions qu’elles révèlent. Sur ce point, le travail d’Audrey Célestine, notamment sur les luttes de définition autour de la « question noire » dans les espaces francophones et sur les circulations transatlantiques des concepts liés à la race, offre un éclairage précieux. Il met en évidence les enjeux comparatistes et critiques qu’implique toute tentative de traduction de Blackness dans le contexte francophone.
Voir aussi : Audrey Célestine, « Comment dire “blackness” en français ? Construire l’identité noire entre l’Hexagone, la Martinique et les États-Unis », Revue française d’études américaines, n° 174, 1er trimestre 2023, Dire et traduire l’identité noire en France et aux États-Unis : questions raciales, enjeux linguistiques, perspectives.
en relation avec la colonialité autrichienne. Situé à l’intersection de la théorie et de la pratique artistique, le projet prend sa source dans les effets performatifs de l’esclavage, du colonialisme et du national-socialisme ; l’invisibilité générale de la condition noire (Blackness) ; et la mise en scène de l’innocence blanche comme points de départ, afin d’aborder et de poursuivre les questions suivantes : comment penser la condition noire (Blackness) dans un pays où le colonialisme est rarement évoqué, absent des manuels scolaires et de ce que Gloria Wekker appelle les « archives culturelles » (cultural archive), où les personnes noires sont, comme l’explique si justement Araba-Evelyn Johnston-Arthur, « coincées dans un état de visibilité extrême et d’invisibilité extrême » 2
2 Gloria Wekker, White Innocence: Paradoxes of Colonialism and Race (Innocence blanche : paradoxes du colonialisme et de la race) (Durham, N.C. : Duke University Press, 2016), p. 19 ;
Araba-Evelyn Johnston-Arthur, citée dans Hakan Gürses, « Schwarz ist eine politische Identität : Interview mit Araba Evelyn Johnston-Arthur über die ‘black community’ in Österreich, die schwarze österreichische Geschichte und den Differenz-Begriff », STIMME von und für Minderheiten, n° 39 (2001), http://minderheiten.at.
? Quelles mesures seraient nécessaires pour conjurer activement les fantômes du colonialisme ? Et quelles formes artistiques seraient capables de saisir la grammaire de la souffrance et de la violence contre les personnes noires sans les reproduire ?
Prenant comme point de départ les recherches menées par Paul Schebesta, missionnaire et ethnologue austro-tchèque (1887-1967), dans l’ancien Congo belge (aujourd’hui la République démocratique du Congo) au début du XXe siècle, cette vidéo est un essai pour me confronter aux réminiscences qui m’ont hantée après ma rencontre avec les personnes représentées dans les photographies de Schebesta dans l’espace du musée. Initialement conçu comme une performance live de dix minutes, Unearthing. In Conversation a été adapté en vidéo en 2017. Elle a été présentée pour la première fois dans le cadre de l’exposition Hauntopia/What If (Hantopie/Et si) au Pavillon de la recherche de la Biennale de Venise et a depuis été projetée dans plusieurs festivals internationaux de cinéma 3
3 Renate Lorenz et Anette Baldauf, Hauntopia/What If (Hauntopia/Et si) (exposition organisée, Biennale de Venise, Venise, Italie, 8-9 septembre 2017), https://issuu.com. L’exposition présentait des œuvres des doctorant·e·s du programme PhD in Practice de l’Académie des Beaux-Arts de Vienne, explorant les hauntings, les histoires inachevées et les passés marqués par la violence.
.
Dans Unearthing. In Conversation, les photographies de Schebesta servent de points d’entrée pour une négociation performative des effets persistants du colonialisme dans le passé, le présent et le futur. Inspirée par ma lecture de Scenes of Subjection: Terror, Slavery, and Self-Making in Nineteenth-Century America (Scènes de sujétion : Terreur, esclavage et construction de soi dans l’Amérique du XIXe siècle) de Saidiya Hartman, j’ai cherché à comprendre comment les « scènes de sujétion » spécifiques se manifestent dans le cadre des recherches de Schebesta 4
4 Saidiya Hartman, Scenes of Subjection: Terror, Slavery, and Self-Making in Nineteenth-Century America (Scènes de sujétion : terreur, esclavage et construction de soi en Amérique au XIXe siècle) (New York : Oxford University Press, 1997).
. J’ai réfléchi aux possibilités de raconter autrement les histoires que j’ai découvertes dans les archives, sans représenter ni reproduire la violence, pour ne pas renchérir sur le désir de voir souffrir des personnes noires, parce qu’il m’a semblé essentiel de raconter et de faire le lien entre ce qui s’est passé et ce qu’il continue de se passer aujourd’hui. Mon travail consiste à exhumer ce qui reste caché juste sous la surface – imperceptible pour certain·e·s, impossible à faire bouger pour d’autres. En créant des constellations artistiques dans lesquelles les traces du colonialisme qui hantent l’Europe, et plus particulièrement l’Autriche, peuvent être verbalisées et interrogées, je cherche à « ébranler l’innocence blanche » en nommant ce qui est silencié et refoulé 5
5 Eve Tuck et K. Wayne Yang, « Decolonization Is Not a Metaphor » (La décolonisation n’est pas une métaphore), Decolonization: Indigeneity, Education & Society 1, n° 1 (2012) : p. 1-40 ; Wekker, White Innocence.
. À travers mon travail de différents médiums (collage, photographie, installation et performance), je m’intéresse aux régimes du regard, aux représentations de ce qu’on appelle « l’altérité », ainsi qu’au passé, au présent et au devenir de la décolonisation.
À partir des notions de hantise (haunting) et des questions de fantômes (ghostly matters) développées par Avery Gordon, j’ai conçu Unearthing. In Conversation comme une négociation du passé dans le présent, une œuvre capable de toucher des publics divers 6
6 Avery F. Gordon, Ghostly Matters: Haunting and the Sociological Imagination (Matières fantômes : Hauntings et imagination sociologique) (Minneapolis : University of Minnesota Press, 2008).
. J’ai choisi la forme du dialogue comme moyen d’entrer en relation avec les personnes photographiées par Schebesta.
Dans cet article, j’expose mes recherches et le processus de conceptualisation, en réfléchissant aux manières dont les idées formulées dans Unearthing. In Conversation dialoguent avec les théories issues des études de la diaspora africaine et les théories et critiques féministes noires et queer. En effet, cette vidéo est un « dialogue » à plus d’un titre : sur le plan performatif, dans l’échange que j’engage avec les personnes photographiées ; sur le plan artistique, à travers des stratégies de représentation inspirées d’artistes comme Carrie Mae Weems et Ken Gonzales-Day ; et enfin par la manière dont la vidéo utilise les concepts d’« expurgation noire » 7
7 Note de traduction sur la notion de Black redaction : Le terme anglais redaction renvoie, dans son usage courant, à l’acte d’éditer un document en supprimant ou en masquant certaines informations sensibles, avant publication. To redact signifie donc retirer, censurer ou occulter, tandis que redaction désigne le processus lui-même ou le résultat de cette opération. Cette pratique est fréquente dans les contextes juridiques, administratifs ou de sécurité.
Dans son usage critique, Christina Sharpe mobilise ce terme dans In the Wake: On Blackness and Being pour parler d’un effacement spécifique : celui des vies, voix et archives noires, souvent rendues illisibles ou invisibles dans les récits dominants.
J’ai choisi de traduire Black redaction par « expurgation noire », pour souligner à la fois l’acte d’effacement et sa portée racialisée. Cette traduction, bien que partielle, permet de rendre compte de la violence de ce processus de suppression, tout en gardant l’écho juridique et politique du terme d’origine. Voir Christina Sharpe, In the Wake: On Blackness and Being (Dans le sillage : sur la condition noire et l’être) (Durham, N.C. : Duke University Press, 2017)
(Black redaction) et d’« annotation noire » proposés par Christina Sharpe, du « prendre-soin noir » (Black care) de Calvin Warren, ainsi que la pratique d’une « écoute des images » 8
8 Carrie Mae Weems, créatrice, From Here I Saw What Happened and I Cried (D’ici, j’ai vu ce qui s’est passé et j’ai pleuré), tirages teintés, 1995-96, http://carriemaeweems.net ;
Ken Gonzales-Day, créateur, Erased Lynchings (Lynchages effacés), série photographique, 2000, http://kengonzalesday.com
Voir également Ken Gonzales-Day, Lynching in the West (Lynchages en Occident) (Durham, N.C. : Duke University Press, 2006) ;
Calvin Warren, « Black Care », Liquid Blackness 3, n° 6 (2017) : p. 36-47 ;
Tina Campt, Listening to Images (Écouter les images) (Durham, N.C. : Duke University Press, 2017).
dont la méthodologie est développée par Tina Campt. En découvrant ces sources après la production de cette vidéo – dans certains cas par hasard, dans d’autres après y avoir été renvoyée à plusieurs reprises par des spectateur·rice·s – j’ai ressenti une motivation commune, un fil conducteur qui traverse toutes ces œuvres par-delà la question de la représentation noire.
En traitant les vestiges et les traces de l’esclavage et du colonialisme dans un contexte spécifique autrichien, j’explore les convergences entre ces œuvres artistiques et théoriques. Sur quelle notion entrent-ils en dialogue ? Et comment participent-ils à déplacer les lignes d’affrontement avec la violence projetée sur les corps noirs ?
Cet article traverse et entremêle plusieurs genres d’écriture – théorique, performatif, littéraire – pour emmener læ lecteur·ice dans un voyage construit autour de violentes réminiscences du passé qui surgissent dans le présent et le hantent, tout en réfléchissant à la responsabilité artistique grâce à la pertinence des études de la diaspora africaine et des théories féministes noires et queer dans la lutte contre l’effacement de l’esclavage et du colonialisme en Autriche.
Mon travail avec les images, notamment en ce qui concerne la condition noire, est nourri par plusieurs théoricien·ne·s du domaine des études visuelles et de la photographie, qui influencent aussi la manière dont j’aborde les concepts de spectatorialité, de regard et de point de vue 9
9 Voir Deborah Willis, dir., Picturing Us: African American Identity in Photography (Nous en images : identité afro-américaine et photographie) (New York : New Press, 1996) ;
Deborah Willis, Reflections in Black: A History of Black Photographers 1840 to the Present (Reflets en noir : une histoire des photographes noir·e·s de 1840 à nos jours) (New York : W. W. Norton, 2002) ;
Deborah Willis et Barbara Krauthamer, Envisioning Emancipation: Black Americans and the End of Slavery (Imaginer l’émancipation : Américain·e·s noir·e·s et la fin de l’esclavage) (Philadelphie : Temple University Press, 2012) ;
Tina Campt, Other Germans: Black Germans and the Politics of Race, Gender, and Memory in the Third Reich (Autres Allemand·e·s : Allemand·e·s noir·e·s et les politiques de race, genre et mémoire sous le Troisième Reich) (Ann Arbor : University of Michigan Press, 2005) ;
Tina Campt, Image Matters: Archive, Photography, and the African Diaspora in Europe (L’importance de l’image : archives, photographie et diaspora africaine en Europe) (Durham, N.C. : Duke University Press, 2012) ;
Campt, Listening to Images ; Richard Dyer, White: Essays on Race and Culture (Blanc : essais sur la race et la culture) (Londres : Taylor & Francis, 1997) ;
Stuart Hall, dir., Representation: Cultural Representations and Signifying Practices (Représentation : représentations culturelles et pratiques de signification) (Londres : SAGE, 1997) ;
Nicholas Mirzoeff, An Introduction to Visual Culture (Introduction à la culture visuelle) (New York : Routledge, 1999) ;
Nicholas Mirzoeff, The Right to Look: A Counterhistory of Visuality (Le droit de voir : une contre-histoire de la visualité) (Durham, N.C. : Duke University Press, 2011).
. Mais comme me lancer dans une exploration du rôle de la photographie dans le champ de l’anthropologie dépasserait le cadre de cet article, je tiens tout de même à souligner que « les questions de vision et de la visibilité sont indissociables des questions de subjectivité et de rapports de pouvoir et de domination dans la société » 10
10 Traduction de la traductrice de : « dass sich Fragen des Sehens und der Sichtbarkeit nicht trennen lassen von Fragen der Subjektivität und der gesellschaftlichen Macht- und Herrschaftsverhältnisse »
Johanna Schaffer, Ambivalenzen der Sichtbarkeit: Über die visuellen Strukturen der Anerkennung (Ambivalences de la visibilité : Sur les structures visuelles de la reconnaissance) (Bielefeld : Transcript Verlag, 2008), p. 35-36.
. En examinant les photographies ethnographiques de Paul Schebesta, læ spectateur·ice voit les personnes représentées telles que Schebesta voulait qu’elles soient perçues. Les spectateur·rice·s regardent littéralement à travers son objectif. De plus, ces personnes, regardant Schebesta (ou un·e autre photographe) caché derrière l’appareil photo, par extension, nous regardent aussi. Nous sommes toustes pris·e·s dans cette toile de regards.
L’esclavage et le colonialisme dans le contexte autrichien
En tant qu’artiste noire européenne travaillant avec de nombreuses références et théories issues des États-Unis et de contextes diasporiques africains situés en dehors des espaces germanophones, je reste attentive aux possibles limites d’adaptabilité dans le cadre de ma recherche. En gardant à l’esprit le travail de l’historienne et chercheuse noire allemande Fatima El-Tayeb, j’espère que l’apport de concepts théoriques issus de différents contextes géographiques pourra nourrir une réflexion sur la condition noire en Europe, en particulier en lien avec le passé, le présent et l’avenir de l’Autriche 11
11 Fatima El-Tayeb, European Others: Queering Ethnicity in Postnational Europe (Les autres européen·ne·s : Queeriser l’ethnicité dans l’Europe postnationale) (Minneapolis : University of Minnesota Press, 2011), xviii.
. Je souligne ce contexte géographique, car il est essentiel de rappeler que si l’esclavage et ses conséquences actuelles sont largement débattues aux États-Unis, ces questions restent marginalisées dans les débats publics en Europe 12
12 Cette observation persiste malgré le fait que certaines des puissances coloniales les plus brutales étaient situées en Europe ; voir par exemple Anne McClintock, Imperial Leather: Race, Gender, and Sexuality in the Colonial Contest (Cuir impérial : Race, genre et sexualité dans la compétition coloniale) (New York : Routledge, 2013) ;
Katharina Oguntoye, May Opitz et Dagmar Schultz (dir.), Farbe bekennen: Afro-deutsche Frauen auf den Spuren ihrer Geschichte (Affirmer sa couleur : Femmes afro-allemandes sur les traces de leur histoire) (Berlin : Orlanda Frauenverlag, 1995) ;
Jonathan Hart, Empires and Colonies (Empires et colonies) (Cambridge : Polity, 2008) ;
Robert Aldrich (dir.), Ein Platz an der Sonne: Die Geschichte der Kolonialreiche (Une place au soleil : L’histoire des empires coloniaux) (Stuttgart : Theiss, 2008) ;
Jürgen Osterhammel, Kolonialismus: Geschichte, Formen, Folgen (Colonialisme : Histoire, formes, conséquences) (Munich : C. H. Beck, 1995) ;
David van Reybrouck, Kongo: Eine Geschichte (Congo : Une histoire) (Berlin : Suhrkamp, 2013) ;
Wekker, White Innocence (Innocence blanche).
. Ce silence est particulièrement frappant dans le cas de l’Autriche, un pays qui, selon l’opinion dominante, n’aurait joué aucun rôle dans les politiques esclavagistes ou colonialistes 13
13 Il existe néanmoins des récits d’Africain·e·s réduit·e·s en esclavage qui servaient dans les cours et maisons nobles, l’exemple le plus connu étant celui d’Angelo Soliman ; voir Araba Evelyn Johnston-Arthur, « … Um die Leiche des verstorbenen M( … ) Soliman … Strategien der Entherzigung, Dekolonisation und Dekonstruktion österreichischer Neutralitäten » (« Autour du cadavre de M( … ) Soliman … Stratégies de désaffection, décolonisation et déconstruction des neutralités autrichiennes »), dans Das Unbehagen im Museum: Postkoloniale Museologien (Le malaise dans le musée : Muséologies postcoloniales), dir. Belinda Kazeem, Charlotte Martinz-Turek et Nora Sternfeld (Vienne : Turia + Kant, 2009), p. 11-41 ;
Philipp Blom et Wolfgang Kos (dir.), Angelo Soliman: Ein Afrikaner in Wien (Angelo Soliman : Un Africain à Vienne) (Vienne : Christian Brandstätter Verlag, 2011).
. Il est souvent avancé que l’Autriche, faute d’ambitions coloniales, ne posséderait pas d’héritage colonial 14
14 L’ancien chancelier autrichien Bruno Kreisky (1970-1983) avance cet argument dans Clemens Pfeffer, « Koloniale Fantasien made in Austria: Koloniale Afrikapräsentationen im österreichischen Nationalrat am Wendepunkt zum Postkolonialismus, 1955–1965 » (« Fantaisies coloniales made in Austria : Représentations coloniales de l’Afrique au Conseil national autrichien à l’aube du postcolonialisme, 1955-1965 »), dans Afrika im Blick: Afrikabilder im deutschsprachigen Europa 1870–1970 (L’Afrique en perspective : Images de l’Afrique dans l’Europe germanophone 1870-1970), dir. Manuel Menrath (Zurich : Chronos Verlag, 2012), p. 103.
.
Une stratégie courante en Europe consiste à invisibiliser l’implication dans l’esclavage et le colonialisme ou, lorsqu’une complicité est finalement admise, à la reconfigurer en mission civilisatrice et salvatrice. C’est ainsi qu’en 2005, une loi en France a imposé aux manuels d’histoire de reconnaître le « rôle positif de la colonisation » 15
15 Araba-Evelyn Johnston-Arthur, « Jenseits von Integration … Überlegungen zur Dekolonisierung des österreichischen Klassenzimmers » (« Au-delà de l’intégration … Réflexions sur la décolonisation de la salle de classe autrichienne »), dans Class works: Weitere Beiträge zu vermittelnder, künstlerischer und forschender Praxis (Class works : Autres contributions sur les pratiques médiatrices, artistiques et de recherche), dir. Eva Egerman et Anna Pritz (Vienne : Löcker Verlag, 2009), p. 115 ;
Itay Lotem, « A Decade after the Riots, France Has Rewritten Its Colonial History » (« Une décennie après les émeutes, la France a réécrit son histoire coloniale »), The Conversation, 25 janvier 2016, https://theconversation.com.
.
Cette tentative persistante d’édulcorer ou de nier les liens entre l’Europe, le colonialisme et l’esclavage va de pair avec une minimisation de l’importance de la « race » dans la construction du continent et de ses États-nations 16
16 El-Tayeb, European Others, xv.
. Les conséquences dans le présent sont lourdes, en particulier pour les personnes racisées vivant en Europe. Dans European Others: Queering Ethnicity in Postnational Europe (2011) (Les autres européen·ne·s : Queeriser l’ethnicité dans l’Europe postnationale), Fatima El-Tayeb souligne les différences entre les discours sur la « race » aux États-Unis et en Europe. Elle met en évidence une stratégie du déni particulièrement difficile à déconstruire : « Plutôt que des mécanismes explicites par lesquels la “race” est mise en œuvre ou référencée dans les interactions politiques, sociales et économiques, à l’intérieur et entre les communautés, les idéologies de la “non-racialité” ou les idéologies qui prônent l’indifférence aux questions d’identité raciale (colour-blindness) sont des processus qui rendent la pensée raciale et ses effets invisibles. » 17
17 Traduction de la traductrice de : « rather than explicit mechanisms by which race is implemented or referenced in political, social, and economic interactions within and between communities, the ideology of ‘racelessness’ or ‘ideologies of colour-blindness’ are processes by which racial thinking and its effects are made invisible. » El-Tayeb, European Others, xvii ; voir aussi David T. Goldberg, « Racial Europeanization » (« L’européanisation raciale »), Ethnic and Racial Studies 29, n° 2 (2006) : p. 335.
.
L’invisibilisation des questions raciales a des conséquences directes lorsqu’il s’agit de reconnaître les violences racistes, tant au niveau structurel que interpersonnel. Cela concerne notamment les personnes racisées – souvent des Européen·ne·s racisé·e·s – qui restent perçu·e·s comme des exceptions, comme illégitimes, comme des personnes perpétuellement étrangères qui ne sont jamais vraiment arrivées 18
18 El-Tayeb, European Others, xx, xxv.
. C’est sans aucun doute le cas en Autriche, où les personnes racisées, qu’elles soient autrichiennes ou non, sont considérées comme n’ayant aucun lien historique avec l’Europe ou l’Autriche, en dehors de l’immigration de leurs parents. L’idée même d’une histoire noire de l’Autriche serait, par exemple, impensable 19
19 L’expression « Autrichien·ne racisé·e » renvoie aux soi-disant deuxième et troisième générations de migrant·e·s racisé·e·s déjà né·e·s en Autriche, qui sont en réalité des Autrichien·nes – ou Européen·ne·s – racisé·e·s. Pour une analyse stratégique des discours qui dépeignent les personnes racisées en Europe comme dépourvues d’histoire, voir El-Tayeb, xxi.
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Pourtant, cette assertion a été remise en question par, entre autres, le Research Group on Black Austrian History and Presence (Groupe de recherche sur l’histoire et la présence des Autrichien·nes noir·e·s) 20
20 Le Research Group on Black Austrian History and Presence (Groupe de recherche sur l’histoire et la présence noires en Autriche) a été fondé suite au projet Remapping Mozart – Hidden Histories (Mozart revisité – Histoires cachées), organisé par Ljubomir Bratic, Araba-Evelyn Johnston-Arthur, Lisl Ponger, Nora Sternfeld et Luisa Ziaja en 2006. Ce groupe de travail s’inscrivait dans le cadre de Pamoja – Mouvement de la jeune diaspora africaine en Autriche, une organisation centrée sur l’autonomisation et le travail communautaire. J’y ai participé en tant que chercheuse.
. L’un des principes fondamentaux du groupe était d’affirmer non seulement l’existence d’une histoire noire autrichienne, mais aussi la nécessité que celle-ci soit racontée en premier lieu par les personnes noires elles-mêmes : Une revendication du droit d’être les sujets de notre histoire, et non des objets dont d’autres parlent 21
21 Claudia Unterweger, Talking Back: Strategien Schwarzer österreichischer Geschichtsschreibung (Ripostes : Stratégies d’historiographie noire autrichienne) (Vienne : Zaglossus, 2016), p. 50-51.
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Souvent, en Autriche, on présente le racisme structurel auquel sont confrontées les personnes noires dans les sphères politiques, médiatiques, migratoires, éducatives et linguistiques comme un phénomène récent, sans lien avec l’histoire ni avec les stéréotypes et l’imaginaire raciste issus de l’esclavage et du colonialisme. Pourtant, ce que l’on tente d’effacer, ce sont justement ces rappels incessants au passé qui le rendent omniprésent, que ce soit dans les débats sur l’usage de termes péjoratifs dans la littérature jeunesse, dans les représentations muséographiques, ou dans les interactions quotidiennes. Ces situations de résurgences révèlent une « dialectique de la mémoire et de l’amnésie », un processus où « une archive d’images raciales peut être réactivée à tout moment, tout en étant constamment niée » 22
22 Traduction de la traductrice de : « dialectic of memory and amnesia » et « in the shape of an easily activated archive of racial images whose presence is steadfastly denied. »
Susan R. Suleiman, Crises of Memory and the Second World War (Crises de la mémoire et la Seconde Guerre mondiale) (Cambridge, Mass. : Harvard University Press, 2006).
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Tout comme l’opinion publique selon laquelle l’Autriche n’aurait aucun héritage colonial, le discours académique dominant s’est construit autour de l’idée du Entdeckungsparadigma (paradigme de la découverte), selon lequel la seule relation de l’Autriche à l’histoire coloniale relèverait d’un simple désir d’aventure et d’exploration scientifique.
Ce paradigme évacue toute analyse des structures politiques, sociales et économiques tout en mettant en avant des activités scientifiques menées par l’Autriche au Brésil, au Mexique ou dans l’ancien Congo belge, en minimisant le rôle des scientifiques, explorateur·ice·s, voyageur·euse·s et missionnaires autrichien·ne·s, présenté·e·s comme des figures isolées, des exceptions 23
23 Walter Sauer, k. u. k. kolonial: Habsburgermonarchie und europäische Herrschaft in Afrika (k. u. k. colonial : Monarchie des Habsbourg et domination européenne en Afrique) (Vienne : Böhlau Verlag, 2002), p. 7 ;
Andreas Bilgeri, « Österreich-Ungarn im Konzert der Kolonialmächte: Die militärischen Interventionen der Kriegsmarine » (« L’Autriche-Hongrie dans le concert des puissances coloniales : Les interventions militaires de la marine »), Kakanien Revisited (2002), http://www.kakanien-revisited.at.
. Cette approche permet de dissimuler les tentatives d’appropriation coloniale des terres tout en entretenant l’idée d’un renoncement volontaire à toute entreprise coloniale par souci moral 24
24 Par exemple, les établissements de la monarchie austro-hongroise dans la baie de Delagoa (Mozambique) en 1777, sur la côte de Malabar (Inde) en 1778 et sur les îles Nicobar en 1778-82 furent initiés par William Bolts, accueilli dans l’association commerciale austro-hongroise après son expulsion de la Compagnie anglaise des Indes orientales. Voir Stefan Meisterle, « Unsere Delagoa Bay: Die k. & k. Niederlassung an der Küste von Moçambique » (« Notre baie de Delagoa : L’établissement impérial et royal sur la côte du Mozambique »), Indaba, no 54 (2007) : p. 20-24 ; Sauer, k. u. k. kolonial, 7 ; Pfeffer, « Fantasien made in Austria », p. 106.
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Toutefois, ces récits ont été de plus en plus contestés, notamment dans le cadre des débats sur l’histoire du colonialisme dans l’espace germanophone qui se sont multipliés au cours de la dernière décennie 25
25 Sauer, k. u. k. kolonial ; Vida Bakondy et Renée Winter, Nicht alle Weißen schießen: Afrikarepräsentationen im Österreich der 1950er Jahre im Kontext von (Post-) Kolonialismus und (Post-) Nationalsozialismus (Tous les blancs ne tirent pas : Représentations de l’Afrique dans l’Autriche des années 1950 dans le contexte du (post)colonialisme et du (post)nazisme) (Vienne : Studien Verlag Innsbruck, 2007) ;
Manuel Menrath (dir.), Afrika im Blick: Afrikabilder im deutschsprachigen Europa 1870–1970 (L’Afrique en perspective : Images de l’Afrique dans l’Europe germanophone 1870-1970) (Zurich : Chronos Verlag, 2012) ;
Anette Dietrich, Weiße Weiblichkeiten: Konstruktionen von “Rasse” und Geschlecht im deutschen Kolonialismus (Féminités blanches : Constructions de la “race” et du genre dans le colonialisme allemand) (Bielefeld : Transcript Verlag, 2007).
Pour un focus sur la Suisse et une approche dite du « colonialisme sans colonies », voir Patricia Purtschert, Barbara Lüthi et Francesca Falk (dir.), Postkoloniale Schweiz: Formen und Folgen eines Kolonialismus ohne Kolonien (Suisse postcoloniale : Formes et conséquences d’un colonialisme sans colonies) (Bielefeld : Transcript Verlag, 2012) ;
Patricia Purtschert et Harald Fischer-Tiné (dir.), Colonial Switzerland: Rethinking Colonialism from the Margins (La Suisse coloniale : Repenser le colonialisme depuis les marges) (New York : Palgrave Macmillan, 2015).
. Des théoricien·nes et activistes noir·e·s ont entrepris un travail de fond sur les liens entre l’Autriche, la Suisse, l’Allemagne, l’esclavage des Africain·e·s et le colonialisme 26
26 Johnston-Arthur, « Jenseits von Integration » (« Au-delà de l’intégration ») ; Susan Arndt, Maureen Maisha Eggers, Grada Kilomba et Peggy Piesche (dir.), Mythen, Masken und Subjekte: Kritische Weißseinsforschung in Deutschland (Mythes, masques et sujets : Recherches critiques sur la blanchité en Allemagne) (Münster : Unrast Verlag, 2005) ;
Fatima El-Tayeb, Schwarze Deutsche: Der Diskurs um “Rasse” und nationale Identität 1890–1933 (Allemand·e·s noir·e·s : Le discours sur la “race” et l’identité nationale 1890-1933) (Francfort : Campus Verlag, 2001) ;
Grada Kilomba, Plantation Memories: Episodes of Everyday Racism (Mémoires de la plantation : Épisodes du racisme quotidien) (Münster : Unrast Verlag, 2008).
. En mobilisant les études sur la diaspora africaine, le féminisme noir, la critique queer racisé·e·s (queer of color) et les théories postcoloniales et décoloniales, iels ont démontré la pertinence de ces approches pour le contexte germanophone, tout en analysant le privilège blanc et le manque de réflexion critique dans les sphères de l’éducation, de la politique, du langage, des médias, et des musées 27
27 Voir par exemple Oguntoye, Opitz et Schultz, Farbe bekennen (Affirmer sa couleur) ;
Araba-Evelyn Johnston-Arthur, « Es ist Zeit, der Geschichte selbst eine Gestalt zu geben … Strategien der Entkolonisierung und Ermächtigung im Kontext der modernen afrikanischen Diaspora in Österreich » (« Il est temps de donner forme à l’histoire elle-même … Stratégies de décolonisation et d’autonomisation dans le contexte de la diaspora africaine moderne en Autriche »), dans Postkoloniale Perspektiven von People of Color auf Rassismus, Kulturpolitik und Widerstand in Deutschland (Perspectives postcoloniales des personnes racisées sur le racisme, la politique culturelle et la résistance en Allemagne), dir. Kien Nghi Ha, Nicola Lauré al-Samarai et Sheila Mysorekar (Münster : Unrast Verlag, 2017), p. 423-44 ;
Kilomba, Plantation Memories ;
Susan Arndt et Nadja Ofuatey-Alazard (dir.), Wie Rassismus aus Wörtern spricht: (K)Erben des Kolonialismus im Wissensarchiv deutsche Sprache. Ein kritisches Nachschlagewerk (Comment le racisme s’exprime par les mots : Héritages/Entailles du colonialisme dans les archives du savoir de la langue allemande. Un ouvrage de référence critique) (Münster: Unrast Verlag, 2015) ;
Arndt et al., Mythen, Masken und Subjekte (Mythes, masques et sujets) ; Nghi Ha et al., Postkoloniale Perspektiven von People of Color (Perspectives postcoloniales des personnes racisées).
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Parallèlement, des mouvements et collectifs tels le Research Group on Black Austrian History and Presence (groupe de recherche sur l’histoire et la présence des Autrichien·nes noir·e·s), Pamoja, la Black Women’s Community, Adefra et l’Initiative Schwarzer Deutscher (ISD – Initiative des Allemand·e·s noir·e·s) se sont donné pour mission de combler les lacunes historiques dans le contexte germanophone, contestant ainsi le récit dominant pour le replacer dans une perspective historique globale de l’esclavage et du colonialisme 28
28 La Black Women’s Community (Communauté des femmes noires) est une organisation autonome de femmes noires à Vienne qui encourage l’auto-émancipation des femmes noires, des enfants et des adolescent·e·s (http://www.schwarzefrauen.net/). Adefra est un forum culturel et politique ainsi qu’une organisation créée par et pour les femmes noires, active en Allemagne depuis les années 1980 (www.adefra.com). L’Initiative Schwarze Menschen in Deutschland (Initiative des personnes noires en Allemagne) est une organisation communautaire qui se donne pour mission de représenter les intérêts des personnes noires en Allemagne (http://isdonline.de).
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La performance
Revenons à la scène d’ouverture de la performance. La performeuse a disposé les boîtes sur la table. L’une d’elles est ouverte ; nous ne pouvons pas en voir le contenu, mais la performeuse, elle, le peut. Elle commence à parler 29
29 Le texte de la performance ainsi que des photogrammes du film ont été publiés dans Natalie Bayer, Nora Sternfeld et Belinda Kazeem-Kamiński (dir.), Kuratieren als antirassistische Praxis (Le curating comme pratique antiraciste), Berlin, de Gruyter, 2017, traduit en anglais sous le titre Curating as Anti-Racist Practice, Helsinki, Aalto ARTS Books, 2018.
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Je vous rencontre pour la première fois à Francfort, en 2014. Je consulte de vieux documents ethnographiques, des photos prises par un ethnographe et ses collaborateur·rice·s. Il y a une connexion, quelque chose qui se cramponne à moi – l’immédiateté d’une résurgence coloniale. Il flotte une familiarité troublante.
Mon regard croise le vôtre. Je souhaiterais que vous puissiez me faire part de vos pensées lorsque vous vous teniez là, debout. Je souhaiterais que les pensées de votre passé puissent traverser la matérialité de la représentation. Qu’elles parviennent jusqu’à moi au présent, lorsque nous échangeons nos regards. Je veux savoir à quoi vous pensiez.

Photogramme issu de Unearthing. In Conversation [2017] de Belinda Kazeem-Kamiński. La performeuse est vue de face. Son regard est fixé sur le contenu d’une petite boîte posée sur la table. Trois autres boîtes sont disposées à sa gauche.

Photogramme issu de Unearthing. In Conversation [2017] de Belinda Kazeem-Kamiński. On voit les mains de la performeuse avec, devant elles, trois photographies en noir et blanc. Sur les images, on distingue des rectangles rouges, bleus et jaunes de différentes tailles.
Comment puis-je vous parler, à vous, qui êtes sur ces photos ? Comment pouvons-nous communiquer ? Lorsque je tente de formuler mes questions, on dirait que les autres – les ethnographes, les photographes, les missionnaires, les écrivain·e·s – nous font toujours obstacle. Leurs mots. Leurs photos. Leur tout. Il existe un proverbe commun à plusieurs pays africains, dont voici une traduction approximative : « Tant que le lion n’aura pas son propre récit, le chasseur tiendra toujours le beau rôle. »
Certain·e·s associent mes premiers essais au pop art, d’autres disent que mes collages leur rappellent Baldessari. Comme si c’était pour cela que j’ai choisi les rectangles rouge, bleu et jaune… Rouge, bleu et jaune : les couleurs du drapeau national de ce qui est aujourd’hui la République démocratique du Congo. Pourquoi vous recouvrir ainsi des couleurs de ce drapeau ? D’une nation qui vous discrimine et remet en question votre appartenance ? D’ailleurs : je n’aime même pas les drapeaux.
Enfin, ce ne sont pas des couleurs qu’il s’agit – ce que je questionne, c’est la stratégie que j’ai choisie. Je voulais certes me focaliser sur l’ethnographe mais mon but était aussi de vous protéger. Abriter votre image des regards qui ont perduré depuis le premier contact colonial. Des représentations qui continuent à inviter et à permettre des regards colonisateurs.
Mais ce faisant, je vous ai recouverts, vous empêchant par là de vous adresser aux spectateur·rice·s pour leur rendre leur regard.
Revenons aux photos. Je me concentre sur l’ethnographe parmi vous. « C’est qui ce type ? », me dis-je. Aux lèvres pincées, à l’air sombre. Le regard dérobé sous l’ombre de son chapeau. De ses deux chapeaux, en fait. Je mets longtemps à comprendre qu’il indique quelque chose. Je découvrirai que sa pose se répète à travers les époques, les corps et les contextes. Lorsqu’il décide de fixer ce moment dans l’espace et dans le temps, il veut que la personne qui regardera cette image, le public qu’il imagine, comprenne immédiatement le message qu’il transmet.
Tandis que je regarde les photos, mon besoin de m’y opposer devient inévitable. Comment s’opposer par le regard ? Comment développer un regard oppositionnel 30
30 Note de traduction sur « the oppositional gaze » : Le « regard oppositionnel » est un concept développé par bell hooks dans son essai The Oppositional Gaze: Black Female Spectators (1992), à travers lequel elle propose une relecture critique de la position du·de la spectateur·ice noir·e face aux représentations dominantes. Dans une société où les images tendent à marginaliser ou à objectiver les corps noirs – en particulier les femmes noires –, le regard oppositionnel devient un acte de résistance. Il s’agit d’un regard conscient, critique et actif, qui refuse la passivité ou l’assimilation aux regards normatifs imposés par les structures de pouvoir. Cette notion dépasse la simple observation : elle engage une posture politique face aux récits visuels et à la manière dont ils construisent (ou effacent) les subjectivités noires.
? Comment a-t-il pu occulter à ce point le système colonial belge ? Ses écrits n’en portent aucune trace. En tout cas à ma connaissance jusqu’à présent.
À croire qu’il se mouvait hors du temps et hors de tout contexte.

Photogramme issu de Unearthing. In Conversation [2017] de Belinda Kazeem-Kamiński. On voit les mains de la performeuse avec, devant elles, une photographie en noir et blanc, qui montre un homme blanc, le bras droit tendu. Sous son bras, un rectangle bleu.
Qu’il évoluait dans une forêt anachronique sans rapport au monde colonial. Sans la photo de l’administrateur colonial belge, rien ne trahirait l’existence d’un système colonial. Schebesta arpentait un Congo imaginaire. Un lieu qu’on appelait alors l’État indépendant du Congo.
Je veux me concentrer sur Paul Schebesta et sur d’autres personnalités coloniales. Mais ce faisant, je participe à votre effacement et je vous découpe littéralement hors du cadre.
D’abord, je laisse la silhouette vide. Votre absence me pèse cruellement. Ensuite, je place un miroir en dessous. Je veux que les spectateur·rice·s confrontent leur propre présence, leurs imaginaires, leurs pensées, leurs connaissances.

Photogramme issu de Unearthing. In Conversation [2017] de Belinda Kazeem-Kamiński. La performeuse tient un miroir. Il reflète le verso d’une photographie. Une découpe dans l’image ressemble à la partie supérieure d’une silhouette humaine.
Photogramme issu de Unearthing. In Conversation [2017] de Belinda Kazeem-Kamiński. La performeuse regarde la caméra. Devant elle, trois images et trois boîtes. Photogramme issu de Unearthing. In Conversation [2017] de Belinda Kazeem-Kamiński. La photographie en noir et blanc montre un homme blanc devant une structure en paille. Son bras gauche est tendu sur le côté. Sous son bras, un rectangle rouge. Photogramme issu de Unearthing. In Conversation [2017] de Belinda Kazeem-Kamiński. Les mains de la performeuse tiennent une photographie en noir et blanc. L’image montre un groupe de personnes, mais seul l’homme blanc au centre est visible. Les autres figures ont été découpées ; il ne reste que leurs silhouettes. Photogramme issu de Unearthing. In Conversation [2017] de Belinda Kazeem-Kamiński. Gros plan de la performeuse qui fait face à la lumière du projecteur.Le Congo et son peuple ont servi d’écran aux imaginaires coloniaux européens. Pour conquérir le Congo, il a fallu prendre des mesures. Il a fallu construire une identité sociale congolaise, il a fallu inventer une identité spatiale congolaise permettant l’écriture d’un scénario colonial pour ainsi légitimer des pratiques spécifiques : l’expulsion et l’expropriation des terres, la terreur, les tueries de masse, la christianisation, la mutilation des membres. Mais en élaborant ces stratégies représentationnelles, je vous assimile aux terres, à nouveau.
Je ne peux jeter les silhouettes, vos images. À leur vue, je comprends que l’enjeu n’est pas de me concentrer sur Schebesta. Je découpe vos silhouettes car je ne peux laisser vos images dans la position photographiée. Sommé·e·s de rester debout, en rang, avec les bras de l’ethnographe autour de vous placé·e·s à côté d’un gorille mort car Schebesta ne pouvait résister à mettre en images le cliché singe/personne noire qui nourrit jusqu’à ce jour les fantasmes coloniaux.
Je collectionne vos images et les garde ensemble en attendant le jour où je pourrai vous offrir un autre contexte. Un lieu qu’on espère moins violent, un environnement qui pourrait devenir un chez-vous.
Vous avez utilisé un sifflet piki-piki contre Schebesta 31
31 Le sifflet pikipiki est utilisé par le peuple Mbuti dans le cadre du culte. On dit aussi qu’il possède des qualités protectrices.
. Il en décrit la découverte dans une des huttes où il ramassait des objets qu’on retrouverait ensuite dans des musées et collections en Occident.
Rempli des possessions d’un⋅e ennemi⋅e, le sifflet piki-piki protège d’éventuelles violences. Mais Schebesta était si sûr de sa légitimité qu’il n’a même pas réfléchi au fait que vous ayez éprouvé la nécessité de vous protéger. Je me focalise sur ce qui hante. Sur ce qui me fait revenir encore et encore sur ces images.
L’immédiateté de la résurgence coloniale. La reconstitution contemporaine des processus d’altérisation.
Je vous appelle. Vous me guidez dans ma quête de regards oppositionnels, de façons de transmettre votre regard oppositionnel. J’ai besoin de votre présence. Au fil de ma recherche, je rejoins les rangs de votre armée de fantômes hantants. Hantant.
Réminiscences, spectralités et recherche artistique
La vidéo se termine sur le mot « haunting » (qui hante, hantant). C’est bien ce sentiment d’être hantée qui constitue le socle de mes recherches. Si l’on soutient que l’implication de l’Autriche dans l’histoire de l’esclavage et du colonialisme n’est pas simplement oubliée, mais activement silenciée, alors cette invisibilisation devient le terreau fécond de rémanences spectrales 32
32 Voir également El-Tayeb, European Others (Les autres européens), xxiv.
. En gardant à l’esprit que ce ne sont pas seulement les individus qui sont hantés, mais aussi les sociétés, la persistance de ces fantômes qui nous hantent témoigne de l’histoire inachevée de l’esclavage et du colonialisme en Autriche 33
33 Eve Tuck et C. Ree, « A Glossary of Haunting » (« Un glossaire du Haunting »), dans Stacey Holman Jones, Tony E. Adams et Carolyn Ellis (dir.), Handbook of Autoethnography (Manuel d’auto-ethnographie), Walnut Creek (Calif.), Left Coast, 2013, p. 639.
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Comme décrit précédemment, j’ai commencé à être hantée lors de ma visite de l’exposition Foreign Exchange (or the stories that you wouldn’t tell a stranger) (Foreign Exchange (ou les histoires que vous ne raconteriez pas à un·e étranger·e)) au Weltkulturenmuseum (Musée des cultures du monde) de Francfort 34
34 L’exposition, dont Yvette Mutumba et Clémentine Deliss étaient les curatrices, a été présentée du 16 janvier 2014 au 4 janvier 2015. Elle portait sur les représentations de l’altérité et sur l’implication omniprésente de l’argent et des échanges commerciaux dans les politiques coloniales. Voir : http://www.weltkulturenmuseum.de.
. En parcourant l’exposition, une installation retient mon attention ; une photographie en particulier imprime en moi une trace qui restera gravée pour les années à venir.
Un homme blanc se tient debout, le bras gauche tendu sur le côté. Sous ce bras, un homme noir fixe la caméra – me fixe – d’un regard grave. Me voici au croisement de plusieurs temporalités parallèles, renvoyée d’avant en arrière, au milieu des rencontres coloniales, des navires négriers, d’une dispute raciste survenue deux jours plus tôt, me voici à Francfort, en septembre 2014.
Dans le catalogue de l’exposition, je trouve des informations sur le chercheur auquel ces photographies sont attribuées. Mais l’homme noir, lui, demeure douloureusement anonyme. Son regard ne me quitte plus. De retour à Vienne, je visite la collection photographique du Weltmuseum Wien, autrefois appelé Musée d’ethnologie de Vienne. J’y retrouve d’autres images : d’autres bras tendus, d’autres regards graves, qui fixent l’objectif, et me fixent du regard. Pendant des mois, j’examine ces photographies avec minutie, tentant d’y discerner des gestes, des expressions, cherchant désespérément cet homme dont le regard me hante 35
35 En écrivant ces lignes, je me souviens de la rencontre de Christina Sharpe avec une photographie d’une jeune fille noire sur le front de laquelle est collé le mot « ship » (bateau). Sharpe revient à plusieurs reprises, dans son ouvrage, sur le moment initial de cette vision. Voir Sharpe, In the Wake (Dans le sillage), p. 46.
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Bien que mon travail dépende des archives de Paul Schebesta et d’autres ethnographes blancs, ce ne sont pas eux qui retiennent mon attention. J’accepte que l’archive soit fragmentée et que jamais je ne connaîtrai l’histoire entière. Ce qui demeure, c’est ce sentiment d’être hantée par ce corpus, et c’est avec cela que je travaille. Avery Gordon affirme que, à la différence du traumatisme, ce qui hante (haunting) crée quelque chose à affronter 36
36 Gordon, Ghostly Matters (Présences fantomatiques), xx.
. Et ce faisant, ce qui hante (haunting) « implique une interaction entre le passé et le présent, le visible et l’invisible, l’ici et l’ailleurs » 37
37 Traduction de la traductrice de : « haunting … implies an interaction of past and present, the visible and the invisible, the here and there. » El-Tayeb, European Others (Les autres européens), xix.
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Alors que j’essaie de comprendre ce que je ressens – un mélange de colère, de douleur, un besoin de faire quelque chose à partir de ce matériel d’archive, peut-être comme un acte de rédemption – je découvre le texte Black Care (le prendre soin noir) de Calvin Warren. En reliant l’analyse d’Hortense Spillers sur la traite transatlantique et la plantation, je réalise que la douleur que je ressens ne cible pas mon corps, mais ma chair – ma mémoire 38
38 Hortense J. Spillers, « Mama’s Baby, Papa’s Maybe: An American Grammar Book » (« Le bébé de maman, le peut-être de papa : une grammaire américaine »), Diacritics, vol. 17, no 2, 1987, p. 68. Ce texte influent introduit une distinction entre le corps et la chair, cette dernière représentant ce à quoi les Africain·e·s ont été réduit·e·s à la suite de la traversée de l’Atlantique et de l’esclavage. Spillers développe également les notions de mémoire de la chair et de douleur fantôme, thématiques abordées dans Dreams Are Colder than Death (Les rêves sont plus froids que la mort), essai filmique d’Arthur Jafa (2013), et Reflection Memory (Mémoire et réflexion), film de Kader Attia (2016), où ce dernier met en relation le membre fantôme et la douleur fantôme avec les politiques de la mémoire nationale. Cette connexion me semble particulièrement éclairante pour comprendre les effets des hantises et des présences fantomatiques à l’échelle sociétale. Voir Warren, « Black Care », p. 39.
. Ce lien instantané avec ces photographies repose aussi sur l’idée que cette douleur, cette blessure, ou ce que Warren nomme « lacération » ou « hiéroglyphes », transcende le temps. Portée par le racisme antinoir, elle traverse les temporalités et les manifestations corporelles 39
39 Warren, « Black Care » (« le prendre soin noir »), p. 40.
. Quand on est pris·e dans ce vortex temporel, confronté·e aux constantes remises en scène du passé colonial ou du passé de la plantation, cela crée une lacération, un « témoin de la violation » 40
40 Kilomba, Plantation Memories (Mémoires de plantation), p. 13. Comprendre le racisme comme une reconstitution du passé colonial ou de celui des plantations est l’un des fondements théoriques de mon projet en cours, Naming what was once unnameable (Nommer ce qui fut jadis indicible). Ce projet interroge, à travers la photographie et le texte, les liens entre la violence raciste et les expériences d’enfance des femmes racisées. Dans nos entretiens, les personnes interviewées décrivent souvent leurs rencontres avec le racisme comme des déclencheurs et des réminiscences, faisant resurgir des événements antérieurs à leur naissance. Le projet a reçu le Theodor Körner Prize en 2016 et a été exposé en Autriche et au Royaume-Uni. Belinda Kazeem-Kamiński, Naming what was once unnameable, photographies et textes, 2013, https://belindakazeem.com ; voir aussi Warren, « Black Care », p. 37.
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Calvin Warren propose une voie pour penser avec et à travers cette blessure : une « stratégie méditative » qu’il appelle le prendre soin noir (Black care) 41
41 Warren, « Black Care » (« le prendre soin noir »), p. 37, 38, 43.
. Cette notion de soin est d’ailleurs au cœur de mon travail : prendre soin des personnes photographiées, mais aussi de celleux qui regardent ou lisent mon travail et qui se reconnaissent dans mon travail par des expériences partagées. Les sujets que j’explore et le matériau que je manipule exigent une attention constante : un soin vigilant concernant mon propre usage des images, une résistance active à l’exotisation et à la victimisation, trop souvent infligées aux corps noirs.
Le texte de la performance Unearthing. In Conversation naît du dialogue avec les figures photographiées. J’y retrace comment je les ai trouvées, ce que je cherche à accomplir en les recouvrant, et les tensions et difficultés qui surgissent dans cet acte. Mon questionnement sur la reproduction de la violence ne se limite pas à la seule question de savoir s’il est approprié ou non d’utiliser certaines images, mais interroge plus largement les effets systémiques de la déshumanisation incessante des personnes noires, et ce que nous attendons de ces images. Recouvrir les personnes photographiées les assure de ne plus être regardées de la manière dont le souhaitait l’ethnographe, mais cela leur retire aussi la capacité d’affronter, de communiquer. Bien que mûrement refléchi, et étant l’objet d’une grande attention dans mon travail, ce geste de recouvrir comporte ses propres paradoxes. Face à ces sujets à la fois importants et douloureux, je cherche à les aborder d’une manière qui ne reproduise pas la violence sous prétexte de l’illustrer.
Le prendre-soin noir (Black care), tel que décrit par Warren, c’est se tourner vers la dimension affective et utiliser l’affect comme une « structure de communication, un témoignage, pour articuler une souffrance sans fin » 42
42 Traduction de la traductrice de : « affect as “a communicative structure, a testimony, for articulating suffering without end. » Warren, « Black Care » (« le prendre soin noir »), p. 38.
. C’est construire des espaces de partage communautaire et faire circuler ce qui ne peut être déchiffré : « L’objectif de ce partage n’est pas de comprendre la lacération avec une certitude absolue, mais de rester ouvert·e à son opacité, de recevoir son affect » 43
43 Traduction de la traductrice de : « The objective of this sharing is not to understand the laceration with apodictic certainty – but to remain open to its opacity – to receive its affect. » Warren, « Black Care » (« le prendre soin noir »), p. 43.
. Ainsi, le prendre soin noir consiste à tourner une lutte individuelle et souvent intérieure vers l’extérieur, en « restant en veille », comme l’écrit Christina Sharpe 44
44 Sharpe, In the Wake (Dans le sillage), p. 16. Note de traduction: Dans l’expression staying in the wake, que l’on pourrait traduire littéralement par « demeurer dans le sillage », Christina Sharpe joue sur la polysémie du mot anglais wake. Ce terme renvoie à plusieurs dimensions : la trace laissée par un navire (le sillage), l’état de veille (being awake), les suites d’un événement (in the wake of), mais aussi la veillée mortuaire (wake) – moment de deuil collectif.
Sharpe mobilise cette pluralité de sens pour penser la condition noire contemporaine, à la fois marquée par l’héritage de l’esclavage et de la colonisation, et traversée par des formes continues de violence – pour penser à la fois le passé, le présent continu de l’oppression, et les possibilités de résistance dans cet espace liminal.
Rester dans le sillage, c’est donc maintenir une vigilance critique face aux structures du racisme, tout en honorant les luttes et les survivances noires.
Cette posture, à la fois poétique et politique, invite à penser la mémoire comme espace d’engagement, et le deuil comme pratique de résistance. La métaphore maritime du sillage convoque ainsi les traversées transatlantiques et les logiques de déplacement forcé, tandis que la wake en tant que veille appelle à une attention éthique au présent et aux formes de vie noires dans leur persistance.
. Cette veille, ou ce travail de veille (wake-work) est formulé comme « un mode d’attention à la vie noire et à la souffrance noire », comme endroits de résistance et de lutte pour les personnes noires vivant en diaspora en supportant les séquelles de l’esclavage 45
45 Sharpe, In the Wake (Dans le sillage), p. 16.
. Il révèle qu’il existe toujours quelque chose en dépit du confinement, de la réglementation, de l’objectification. C’est précisément ce « en dépit de » que Warren souligne lorsqu’il affirme que, fondamentalement, le prendre soin noir est la mise en pratique « du partage et de la circulation » , et qu’il « offre une forme expressive pour un affect indéchiffrable et une manière de l’envoyer dans le monde » 46
46 Traduction de la traductrice de : « sharing and circulating » et « providing expressive form for an indecipherable affect and sending it forth » Warren, « Black Care » (« le prendre soin noir »), p. 44-45.
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Dans mes recherches, je ne cherche pas uniquement à découvrir de « nouveaux » textes et œuvres, mais je revisite également ceux et celles qui ont marqué ma réflexion, qui m’ont interpellée auparavant et qui continuent de m’intéresser pour les stratégies qu’ils ou elles mobilisent. En quête de stimuli, je parcours mes moodboards d’images et d’œuvres artistiques. L’une des œuvres sur lesquelles je reviens, From Here I Saw What Happened and I Cried (D’ici j’ai vu ce qui s’est passé et j’ai pleuré) (1995) de Carrie Mae Weems, est une installation de trente-trois photographies d’archives teintées d’Africain·e·s esclavagisé·e·s du XIXe siècle – une représentation devenue iconique dans la visualisation de l’esclavage. En travaillant avec des matériaux ethnographiques qui dépeignent des Africain·e·s dans le continent africain et des Africain·e·s esclavagisé·e·s dans les Amériques, Weems interroge le regard colonial en insérant du texte sur les images, avec des inscriptions telles que : « You became a Scientific Profile » (Tu es devenu un profil scientifique), « A Negroid Type » (Un type négroïde), « An Anthropological Debate » (Un débat anthropologique) 47
47 Weems, From Here I Saw What Happened and I Cried (D’ici, j’ai vu ce qui est arrivé et j’ai pleuré).
. Læ spectateur·rice ne peut consommer ces images sans être confronté·e à la critique que Weems adresse à l’anthropologie et aux modes de production du savoir. Bien que ce recours au texte m’apparaisse comme un procédé habile, je ne peux cependant m’empêcher de problématiser l’utilisation de la photographie ethnographique et la répétition de terminologies et de stéréotypes racistes. Quelles stratégies seraient possibles pour refuser cette répétition ?
L’intention de mon travail me renvoie également à la série photographique Erased Lynchings (Lynchages effacés) (2002) de Ken Gonzales-Day, une référence essentielle pour moi 48
48 Gonzales-Day, Erased Lynchings (Lynchages effacés) ; Gonzales-Day, Lynching in the West (Le lynchage dans l’Ouest).
. Au premier regard, je ne comprends pas ce que je regarde, mais les photographies me poussent à vouloir comprendre. Qui sont ces personnes sur les images ? Pourquoi sont-elles rassemblées sous cet arbre ? Que regardent certaines d’entre elles ? Après un moment, je me tourne vers la description. Ce n’est qu’en lisant le titre que je saisis pleinement l’enjeu de l’œuvre. J’ignorais jusqu’alors l’existence d’un commerce visuel florissant autour des lynchages de personnes racisées – Latinx, Noir·e·s, Autochtones – et qu’on envoyait à ses proches de telles cartes postales de lynchage.
Ken Gonzales-Day travaille à partir de photographies en noir et blanc de lynchages perpétrés aux États-Unis entre le XIXe et le début du XXe siècle. Certaines images sont spectaculairement agrandies, permettant d’observer en détail les visages des personnes représentées ; d’autres gardent une taille réduite, obligeant à s’en approcher pour les regarder. Ces photographies révèlent des paysages avec un arbre autour duquel se rassemble une foule de personnes – des personnes blanches. Certaines personnes rient, applaudissent, regardent l’objectif, pointent des armes vers l’arbre ou y fixent leur regard. Ce qui frappe dans l’œuvre de Gonzales-Day, c’est cette stratégie artistique d’effacement du corps assassiné. Il choisit de centrer l’attention sur les personnes qui ont participé aux lynchages ou qui les ont approuvés, refusant ainsi de réobjectiver une fois de plus les victimes du système Jim Crow. Par ce déplacement, non seulement il résiste, mais il travaille activement contre la réexploitation et la recommercialisation du corps souffrant 49
49 Nicholas Mirzoeff fait une analyse similaire en parlant du cadrage des photographies de scènes de crime en lien avec les meurtres de personnes noires sous la garde de la police, envisagé comme une forme d’activisme visuel. Nicholas Mirzoeff, The Appearance of Black Lives Matter (L’apparition de Black Lives Matter), Miami, Name Publications, 2017.
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Ce déplacement du point de vue, à partir du sujet, pour élargir la représentation aux structures qui permettent ce meutre et/ou cette dégradation m’intéresse particulièrement. C’est au centre de la démarche que j’ai développée dans mes travaux précédents ces dernières années 50
50 Voir Belinda Kazeem-Kamiński, In Remembrance to the Man, Who Became Known as Angelo Soliman, (antemortem) I and (postmortem) II (En mémoire de l’homme, connu sous le nom d’Angelo Soliman, (antemortem) I et (postmortem) II), photographies, 2015 ; Inversion. The Subject of the Dream is the Dreamer (Inversion. Le sujet du rêve est le rêveur), photographies et installation, 2015, https://belindakazeem.com.
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Inspirée par les matériaux rencontrés au fil de mes recherches, je commence enfin à travailler avec les photographies de Paul Schebesta. Je ne me souviens pas exactement comment l’idée m’est venue, mais je commence par recouvrir toutes les personnes représentées, à l’exception de Schebesta. D’abord avec des couleurs aléatoires, puis, finalement, avec les couleurs de la République démocratique du Congo actuelle : rouge, bleu et jaune. Quelques mois plus tard, je commence à découper les silhouettes présentes, ne laissant plus que Schebesta sur la photo. J’expérimente avec des miroirs, des couches de papier supplémentaires, du papier transparent, du papier coloré… Je suis animée par la volonté de trouver la solution qui permettra de réaliser ces images qui s’opposent/répondent à la violence coloniale.
Pourtant, chaque fois que je termine un collage, je prends immédiatement conscience que cela ne suffit pas. Ce n’est pas en recouvrant les personnes photographiées ni en les découpant qu’elles ne me hanteront plus. En fait, cela « refuse de cesser » 51
51 Traduction de la traductrice de : « it refuses to stop » Tuck et Ree, « A Glossary of Haunting », p. 639.
. Mais je sais que je ne peux pas simplement lâcher prise – au contraire, je dois revisiter ces images encore et encore. Les photographies de Paul Schebesta deviennent un point d’ancrage, un moyen de connexion. Je commence à écrire ce que j’aimerais dire aux personnes photographiées. Je me tourne vers l’écriture – en particulier vers l’écriture performative qui, selon Della Pollock, « évoque des mondes qui autrement restent intangibles, introuvables : des mondes de mémoire, de plaisir, de sensation, d’imagination, d’affect et de lucidité » 52
52 Traduction de la traductrice de : « (performative writing) evokes worlds that are otherwise intangible, unlocatable: worlds of memory, pleasure, sensation, imagination, affect, and in-sight » Della Pollock, « Performative Writing » (« L’écriture performative »), dans Peggy Phelan et Jill Lane (dir.), The Ends of Performance (Les fins de la performance), New York, New York University Press, p. 80. Je voue une immense reconnaissance à Renate Lorenz – artiste, chercheuse et l’une de mes directrices de recherche – qui m’a encouragée à aller plus loin et à persister dans mon « échec ». Son insistance m’a poussée à prendre la plume et à écrire la première version de Unearthing. In Conversation (Exhumation. En conversation).
. L’écriture performative me permet enfin d’interagir avec les personnes représentées et le matériau, en jouant avec différentes temporalités, en brouillant la frontière entre sujet et objet, en faisant émerger une polyphonie. Enfin, je peux entamer une conversation avec ces personnes et écouter ce qu’elles veulent dire, ce qu’elles veulent que je dise.
Expurgation noire (Black redaction) et annotation noires (Black annotation) : couvrir, couper, donner voix
Lorsque l’on porte en soi certaines questions depuis longtemps, il est fascinant de les voir mises en mots dans un livre. J’avais acquis In the Wake: On Blackness and Being (Dans le sillage : sur la condition noire et l’être) (2017) de Christina Sharpe alors que je travaillais sur Unearthing. In Conversation, mais je n’avais pas encore eu le temps de le lire. Comme plusieurs personnes m’avaient renvoyée à son travail, j’ai finalement commencé ma lecture et me suis rendu compte à quel point nos recherches résonnaient entre elles.
Il y avait quelque chose que nous tentions toutes deux de saisir, une motivation commune, une recherche que nous entreprenions toutes deux. C’est particulièrement vrai concernant ma méthode d’approche du corpus ethnographique. Sharpe propose des modes d’analyse de l’interaction avec le matériel d’archives présenté dans ma vidéo qui dépassent la seule question de la représentation : l’annotation noire (Black annotation) et l’expurgation noire (Black redaction) 53
53 Sharpe, In the Wake, p. 113. Renate Lorenz, artiste et théoricienne, défend ce point de vue. Voir la présentation du film par Renate Lorenz sur le site web du distributeur, http://www.sixpackfilm.com.
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L’annotation noire peut être comprise comme l’ajout d’une strate, d’une note supplémentaire ; l’expurgation noire, quant à elle, est une stratégie artistique visant à rendre certains éléments illisibles, inaccessibles, indéchiffrables. Ces deux pratiques sont « des manières trans*versales et coextensives d’imaginer autrement », qui s’inscrivent dans une réflexion sur « les façons de voir et d’imaginer des réponses à la terreur infligée à la vie noire, et sur les manières dont nous l’habitons, sommes habité·e·s par elle, et la refusons » 54
54 Traduction de la traductrice de : « trans*verse and coextensive ways to imagine otherwise » et « (out of an) interest in ways of seeing and imagining responses to the terror visited on Black life and the ways we inhabit it, are inhabited by it, and refuse it. » Sharpe, In the Wake (Dans le sillage), p. 115.
. Ce que je retrouve dans le travail de Sharpe, c’est une éthique qui entre en résonance avec la mienne : il s’agit de voir la condition noire autrement, pas seulement de tracer l’histoire de la violence et du trauma, mais aussi la volonté de créer d’autres images qui ne puissent être tuées, de refuser de participer au spectacle de la souffrance noire.
En revisitant et retravaillant ces documents, j’ai pris la responsabilité du matériau que j’ai rencontré dans les archives. Je voulais m’opposer activement à la possibilité que ces images soient regardées de la manière dont Schebesta l’avait envisagée, non seulement pour rejeter le regard colonial, mais aussi par souci pour les personnes photographiées et celles qui les regarderaient. Le travail de Sharpe m’a permis de comprendre que mon geste ne relevait pas uniquement d’une tentative de réparation des torts ; il s’agissait aussi « d’interroger ce à quoi j’étais appelée par et avec le regard de cet homme sur moi, et le mien sur lui 55
55 Traduction de la traductrice de : « (understanding) what (I) was being called to by and with (the man’s) look at me and mine at [him
» Sharpe, In the Wake (Dans le sillage), p. 118.]. Car en affrontant ce regard, j’ai commencé à m’entraîner à voir la condition noire autrement, à « agir, penser, ressentir dans le sillage de l’esclavage [et du colonialisme] – c’est-à-dire dans un présent continu de soumission et de résistance » 56
56 Traduction de la traductrice de : « to do, think, feel in the wake of slavery (and colonialism) – which is to say, in an ongoing present of subjection and resistance. » Sharpe, In the Wake (Dans le sillage), p. 116.
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L’écriture performative, en tant que méthode supplémentaire, m’a permis d’explorer précisément cette voie. Le texte de la performance peut ainsi être compris, en référence à Sharpe, comme une annotation noire longue et vocalisée. C’est une autre strate qui s’ajoute à l’œuvre : celle d’une conversation entre les personnes photographiées, mon public et moi, en tant qu’artiste, interprète et autrice. L’« hantologie » de Unearthing. In Conversation naît de cette tension et de ce va-et-vient entre texte et image, entre expurgation noire et annotation noire.
Écouter les images et prendre soin
Un mois après avoir réalisé la vidéo, je suis tombée sur Listening to Images (Écouter les images) (2017) de Tina Campt, à Berlin. Je me suis sentie interpellée par ce titre qui résonnait tellement avec mon travail Unearthing. In Conversation, et j’ai commencé à le lire sans attendre. À travers l’étude de photographies d’identification (photographies judiciaires), Campt explore les façons d’interagir avec ces images et avec les archives dans lesquelles elles sont conservées. Elle propose une approche qui ne se limite pas à l’acte de voir, mais envisage le travail avec les photographies comme une expérience sonore 57
57 Voir aussi Fred Moten, In the Breaks: The Aesthetics of the Black Radical Tradition (Dans les ruptures : l’esthétique de la tradition radicale noire), Minneapolis, University of Minnesota Press, 2003, p. 197.
. C’est par le son, compris comme fréquence, que Campt cherche « un engagement plus profond avec les histoires oubliées et les formes réprimées de la mémoire diasporique que ces images transmettent » 58
58 Traduction de la traductrice de : « a deeper engagement with the forgotten histories and suppressed forms of diasporic memory that these images transmit. » Campt, Listening to Images (Écouter les images), p. 8.
. Le son en tant que fréquence ne se contente pas d’être entendu : il est aussi ressenti. Il s’agit ainsi d’une « forme de contact sensoriel profondément haptique » 59
59 Traduction de la traductrice de : « (a) profoundly haptic form of sensory contact. » Campt, Listening to Images (Écouter les images), p. 8.
. Écouter les images – entendu à la fois comme description et comme méthode – devient « une rencontre haptique qui met en avant les fréquences des images, la manière dont elles nous touchent et nous connectent à l’événement photographié. Une “observation attentive” peut être le point de départ d’une telle connexion, mais elle ne s’arrête pas là » 60
60 Traduction de la traductrice de : « a haptic encounter that foregrounds the frequencies of images and how they move, touch, and connect us to the event of the photos. Such a connection may begin as a practice of ‘careful looking,’ but it doesn’t end there. » Campt, Listening to Images (Écouter les images), p. 9.
. En effet, si j’ai pu entamer une conversation avec les images et les personnes représentées, ce n’est pas seulement par l’observation minutieuse : c’est l’écoute tout autant que le regard qui m’ont permis d’ouvrir ce dialogue.
Unearthing. In Conversation s’attache profondément à offrir une scène où puisse apparaître ce qui a été refoulé. L’œuvre se tourne vers la dimension affective pour trouver des formes d’expression à l’indicible, à ces « cris stridents, ces gémissements, ce non-sens et cette opacité » 61
61 Traduction de la traductrice de : « shrieks, the moans, the nonsense, and the opacity » Saidiya Hartman, « Venus in Two Acts » (« Vénus en deux actes »), Small Axe: A Caribbean Journal of Criticism (Petite hache. Revue caribéenne de la critique), vol. 12, n° 2, 2008, p. 12.
intangibles que Saidiya Hartman appelle le bruit noir (Black noise). Il s’agit de reconnaître et souligner les présences fantomatiques non pas pour « donner voix à l’esclave [/à la personne colonisée], mais plutôt pour imaginer ce qui ne peut être vérifié » 62
62 Traduction de la traductrice de : « give voice to the slave (/the colonized), but rather to imagine what cannot be verified. » Saidiya Hartman, « Venus in Two Acts » (« Vénus en deux actes »), p. 12.
. Ce faisant, nous reconnaissons que même si certaines histoires sont difficiles, voire impossibles à raconter, parce que nous ne pouvons savoir ce qui s’est réellement passé, nous insistons : nous tentons de dire « ce qui a pu se passer, ce qui a pu advenir » 63
63 Traduction de la traductrice de : « what might have been or could have been. » Saidiya Hartman, « Venus in Two Acts » (« Vénus en deux actes »), p. 12.
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Unearthing. In Conversation est aussi une tentative d’ouvrir un espace : un espace de partage et de circulation. Écouter attentivement les photographies rencontrées dans les archives était ma façon de prendre soin, de rester en veille, dans le sillage (staying in the wake), tout en résistant à l’impulsion de consoler et d’« apporter une conclusion là où il n’y en a pas » 64
64 Traduction de la traductrice de : « and provid(e) closure where there is none. » Hartman, « Venus in Two Acts » (« Vénus en deux actes »), p. 8.
Hartman formule une critique des théories de la représentation lorsqu’elle évoque son rejet de l’idée de « transformer le récit de la défaite en occasion de célébration, ce désir de contempler les ravages et la brutalité des siècles passés tout en parvenant malgré tout à nous sentir bien » (Traduction de la traductrice de : « mak(ing) the narrative of defeat into an opportunity for celebration, the desire to look at the ravages and the brutality of the last centuries, but to still find a way to feel good about ourselves. » )
Saidiya Hartman et Frank B. Wilderson III, « The Position of the Unthought: An Interview with Saidiya V. Hartman, conducted by Frank B. Wilderson, III » (« La position de l’impensé : Entretien avec Saidiya V. Hartman, mené par Frank B. Wilderson, III »), Qui Parle, vol. 13, n° 2, 2003, p. 185.
. Cela impliquait aussi de reconnaître qu’aucune réconciliation facile ne saurait émerger du comblement des vides, et d’affronter l’aveu douloureux que je ne pourrai jamais réparer les torts commis, malgré ma volonté d’agir.
Fondamentalement, donc, Unearthing. In Conversation insiste sur la fragmentation et l’incohérence. Pour rendre visibles les grammaires spécifiques de la subjugation et pointer les vides et angles morts des archives et du récit national, la vidéo se déploie comme une méditation sur les « pratiques contre-amnés(t)iques [en tant que forme de] mémoire critique qui considère comme urgent de revisiter ces souvenirs du passé, à l’aune de leur pertinence à s’inscrire dans les luttes contemporaines pour des transformations sociales et culturelles » 65
65 Traduction de la traductrice de : « counteramnes(t)ic practices (as a form of) critical remembering in which past memories are recalled to become urgently relevant to present efforts that seek social and cultural transformations. » Lisa Yoneyama, « Traveling Memories, Contagious Justice » (« Mémoires en mouvement, justice contagieuse »), Journal of Asian American Studies, vol. 6, n° 1, 2003, p. 61.
. En ce sens, la vidéo dialogue avec des théoricien·nes, activistes, enseignant·e·s et artistes issu·e·s de la diaspora africaine du monde entier.
À une époque où les fantômes du passé semblent rôder à chaque coin de rue, où nous sommes sans cesse bombardé·e·s d’images de souffrance et de douleur noire, nous devons constamment nous demander comment nous pouvons voir la condition noire (Blackness) autrement, comment partager, communier, et être – malgré tout.
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Belinda Kazeem-Kamiński est artiste, chercheuse en arts et écrivaine, basée à Vienne, en Autriche. Ancrée dans la pensée féministe noire, elle s’intéresse à la mémoire, au trauma et à l’imagination radicale noire. Son travail artistique combine photographie, collage, vidéo et performance. Elle est actuellement doctorante au sein du programme PhD in Practice à l’Académie des Beaux-Arts de Vienne, où elle mène le projet The Nonhuman. The Believer. The Alien – Unsettling Innocence (Le Non-humain. Le Croyant. L’Alien. Déstabiliser l’innocence). Dans ce cadre, elle explore, à la fois artistiquement et théoriquement, la performativité de la condition noire (the performativity of Blackness) en relation avec la colonialité autrichienne.
Plus d’informations : belindakazeem.com
Traduction
Nine Fumiko Yamamoto-Masson est une artiste, chercheuse, traductrice et travailleuse culturelle franco-japonaise, engagée dans une démarche interdisciplinaire. Ses recherches académiques et artistiques, tout comme sa pratique, interrogent les régimes de savoir, les politiques de l’image et de la mémoire, ainsi que les logiques genrées de la nécropolitique liées aux violences (néo-)impérialistes des colonialismes japonais, européens et états-uniens, et leurs intersections. Ancré dans un féminisme abolitionniste et anticolonial, son travail explore les modalités concrètes de la solidarité intercommunautaire et de la libération, qu’il s’agisse d’expression artistique, d’entraide matérielle ou d’action collective.
Notes
Avant tout, je tiens à exprimer ma profonde gratitude à Dr Eve Tuck pour son soutien et ses conseils précieux tout au long de ce travail. Un immense merci également à Deanna Del Vecchio et Nisha Toomey : sans votre aide et vos suggestions, cet article n’aurait pas pu atteindre sa forme actuelle. Je remercie aussi chaleureusement Nicole Alecu de Flers, Anette Baldauf et Kati Lenanton pour leur soutien et leurs retours critiques sur le texte. Je remercie sincèrement les évaluateur·ice·s anonymes, dont les recommandations ont été d’une grande aide. Enfin, je tiens à remercier LeKeisha Hughes pour sa patience et sa disponibilité face à mes questions lors de la phase finale.
Les images fixes sont extraites de Unearthing. In Conversation (Vienne : sixpackfilm, 2017), vidéo, 13 min. Performance, concept, montage : Belinda Kazeem-Kamiński. Caméra, montage : Sunanda Mesquita. Son, lumière, montage : Nick Prokesch. Production, assistance à la réalisation : Liesa Kovacs. Voir ici.
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Note de traduction sur le terme « Blackness » : Il n’existe pas, à ce jour, d’équivalent pleinement satisfaisant en français pour traduire le terme anglais « Blackness », dont la polysémie et la portée politique englobent à la fois une expérience vécue, une subjectivité, une construction sociale et un positionnement historique.
J’ai choisi de le traduire ici par « condition noire », une formulation qui permet de restituer la singularité des expériences des personnes noires tout en intégrant une compréhension implicite des rapports de pouvoir qui traversent la racialisation, dans ses dimensions historiques, sociales et affectives.
Ce choix s’inscrit dans une réflexion plus large sur les traductions possibles et les tensions qu’elles révèlent. Sur ce point, le travail d’Audrey Célestine, notamment sur les luttes de définition autour de la « question noire » dans les espaces francophones et sur les circulations transatlantiques des concepts liés à la race, offre un éclairage précieux. Il met en évidence les enjeux comparatistes et critiques qu’implique toute tentative de traduction de Blackness dans le contexte francophone.
Voir aussi : Audrey Célestine, « Comment dire “blackness” en français ? Construire l’identité noire entre l’Hexagone, la Martinique et les États-Unis », Revue française d’études américaines, n° 174, 1er trimestre 2023, Dire et traduire l’identité noire en France et aux États-Unis : questions raciales, enjeux linguistiques, perspectives. [] -
Gloria Wekker, White Innocence: Paradoxes of Colonialism and Race (Innocence blanche : paradoxes du colonialisme et de la race) (Durham, N.C. : Duke University Press, 2016), p. 19 ;
Araba-Evelyn Johnston-Arthur, citée dans Hakan Gürses, « Schwarz ist eine politische Identität : Interview mit Araba Evelyn Johnston-Arthur über die ‘black community’ in Österreich, die schwarze österreichische Geschichte und den Differenz-Begriff », STIMME von und für Minderheiten, n° 39 (2001), http://minderheiten.at. [] - Renate Lorenz et Anette Baldauf, Hauntopia/What If (Hauntopia/Et si) (exposition organisée, Biennale de Venise, Venise, Italie, 8-9 septembre 2017), https://issuu.com. L’exposition présentait des œuvres des doctorant·e·s du programme PhD in Practice de l’Académie des Beaux-Arts de Vienne, explorant les hauntings, les histoires inachevées et les passés marqués par la violence. []
- Saidiya Hartman, Scenes of Subjection: Terror, Slavery, and Self-Making in Nineteenth-Century America (Scènes de sujétion : terreur, esclavage et construction de soi en Amérique au XIXe siècle) (New York : Oxford University Press, 1997). []
- Eve Tuck et K. Wayne Yang, « Decolonization Is Not a Metaphor » (La décolonisation n’est pas une métaphore), Decolonization: Indigeneity, Education & Society 1, n° 1 (2012) : p. 1-40 ; Wekker, White Innocence. []
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Avery F. Gordon, Ghostly Matters: Haunting and the Sociological Imagination (Matières fantômes : Hauntings et imagination sociologique) (Minneapolis : University of Minnesota Press, 2008).
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Note de traduction sur la notion de Black redaction : Le terme anglais redaction renvoie, dans son usage courant, à l’acte d’éditer un document en supprimant ou en masquant certaines informations sensibles, avant publication. To redact signifie donc retirer, censurer ou occulter, tandis que redaction désigne le processus lui-même ou le résultat de cette opération. Cette pratique est fréquente dans les contextes juridiques, administratifs ou de sécurité.
Dans son usage critique, Christina Sharpe mobilise ce terme dans In the Wake: On Blackness and Being pour parler d’un effacement spécifique : celui des vies, voix et archives noires, souvent rendues illisibles ou invisibles dans les récits dominants.
J’ai choisi de traduire Black redaction par « expurgation noire », pour souligner à la fois l’acte d’effacement et sa portée racialisée. Cette traduction, bien que partielle, permet de rendre compte de la violence de ce processus de suppression, tout en gardant l’écho juridique et politique du terme d’origine. Voir Christina Sharpe, In the Wake: On Blackness and Being (Dans le sillage : sur la condition noire et l’être) (Durham, N.C. : Duke University Press, 2017) [] -
Carrie Mae Weems, créatrice, From Here I Saw What Happened and I Cried (D’ici, j’ai vu ce qui s’est passé et j’ai pleuré), tirages teintés, 1995-96, http://carriemaeweems.net ;
Ken Gonzales-Day, créateur, Erased Lynchings (Lynchages effacés), série photographique, 2000, http://kengonzalesday.com
Voir également Ken Gonzales-Day, Lynching in the West (Lynchages en Occident) (Durham, N.C. : Duke University Press, 2006) ;
Calvin Warren, « Black Care », Liquid Blackness 3, n° 6 (2017) : p. 36-47 ;
Tina Campt, Listening to Images (Écouter les images) (Durham, N.C. : Duke University Press, 2017). [] -
Voir Deborah Willis, dir., Picturing Us: African American Identity in Photography (Nous en images : identité afro-américaine et photographie) (New York : New Press, 1996) ;
Deborah Willis, Reflections in Black: A History of Black Photographers 1840 to the Present (Reflets en noir : une histoire des photographes noir·e·s de 1840 à nos jours) (New York : W. W. Norton, 2002) ;
Deborah Willis et Barbara Krauthamer, Envisioning Emancipation: Black Americans and the End of Slavery (Imaginer l’émancipation : Américain·e·s noir·e·s et la fin de l’esclavage) (Philadelphie : Temple University Press, 2012) ;
Tina Campt, Other Germans: Black Germans and the Politics of Race, Gender, and Memory in the Third Reich (Autres Allemand·e·s : Allemand·e·s noir·e·s et les politiques de race, genre et mémoire sous le Troisième Reich) (Ann Arbor : University of Michigan Press, 2005) ;
Tina Campt, Image Matters: Archive, Photography, and the African Diaspora in Europe (L’importance de l’image : archives, photographie et diaspora africaine en Europe) (Durham, N.C. : Duke University Press, 2012) ;
Campt, Listening to Images ; Richard Dyer, White: Essays on Race and Culture (Blanc : essais sur la race et la culture) (Londres : Taylor & Francis, 1997) ;
Stuart Hall, dir., Representation: Cultural Representations and Signifying Practices (Représentation : représentations culturelles et pratiques de signification) (Londres : SAGE, 1997) ;
Nicholas Mirzoeff, An Introduction to Visual Culture (Introduction à la culture visuelle) (New York : Routledge, 1999) ;
Nicholas Mirzoeff, The Right to Look: A Counterhistory of Visuality (Le droit de voir : une contre-histoire de la visualité) (Durham, N.C. : Duke University Press, 2011). [] -
Traduction de la traductrice de : « dass sich Fragen des Sehens und der Sichtbarkeit nicht trennen lassen von Fragen der Subjektivität und der gesellschaftlichen Macht- und Herrschaftsverhältnisse »
Johanna Schaffer, Ambivalenzen der Sichtbarkeit: Über die visuellen Strukturen der Anerkennung (Ambivalences de la visibilité : Sur les structures visuelles de la reconnaissance) (Bielefeld : Transcript Verlag, 2008), p. 35-36. [] - Fatima El-Tayeb, European Others: Queering Ethnicity in Postnational Europe (Les autres européen·ne·s : Queeriser l’ethnicité dans l’Europe postnationale) (Minneapolis : University of Minnesota Press, 2011), xviii. []
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Cette observation persiste malgré le fait que certaines des puissances coloniales les plus brutales étaient situées en Europe ; voir par exemple Anne McClintock, Imperial Leather: Race, Gender, and Sexuality in the Colonial Contest (Cuir impérial : Race, genre et sexualité dans la compétition coloniale) (New York : Routledge, 2013) ;
Katharina Oguntoye, May Opitz et Dagmar Schultz (dir.), Farbe bekennen: Afro-deutsche Frauen auf den Spuren ihrer Geschichte (Affirmer sa couleur : Femmes afro-allemandes sur les traces de leur histoire) (Berlin : Orlanda Frauenverlag, 1995) ;
Jonathan Hart, Empires and Colonies (Empires et colonies) (Cambridge : Polity, 2008) ;
Robert Aldrich (dir.), Ein Platz an der Sonne: Die Geschichte der Kolonialreiche (Une place au soleil : L’histoire des empires coloniaux) (Stuttgart : Theiss, 2008) ;
Jürgen Osterhammel, Kolonialismus: Geschichte, Formen, Folgen (Colonialisme : Histoire, formes, conséquences) (Munich : C. H. Beck, 1995) ;
David van Reybrouck, Kongo: Eine Geschichte (Congo : Une histoire) (Berlin : Suhrkamp, 2013) ;
Wekker, White Innocence (Innocence blanche). [] -
Il existe néanmoins des récits d’Africain·e·s réduit·e·s en esclavage qui servaient dans les cours et maisons nobles, l’exemple le plus connu étant celui d’Angelo Soliman ; voir Araba Evelyn Johnston-Arthur, « … Um die Leiche des verstorbenen M( … ) Soliman … Strategien der Entherzigung, Dekolonisation und Dekonstruktion österreichischer Neutralitäten » (« Autour du cadavre de M( … ) Soliman … Stratégies de désaffection, décolonisation et déconstruction des neutralités autrichiennes »), dans Das Unbehagen im Museum: Postkoloniale Museologien (Le malaise dans le musée : Muséologies postcoloniales), dir. Belinda Kazeem, Charlotte Martinz-Turek et Nora Sternfeld (Vienne : Turia + Kant, 2009), p. 11-41 ;
Philipp Blom et Wolfgang Kos (dir.), Angelo Soliman: Ein Afrikaner in Wien (Angelo Soliman : Un Africain à Vienne) (Vienne : Christian Brandstätter Verlag, 2011). [] - L’ancien chancelier autrichien Bruno Kreisky (1970-1983) avance cet argument dans Clemens Pfeffer, « Koloniale Fantasien made in Austria: Koloniale Afrikapräsentationen im österreichischen Nationalrat am Wendepunkt zum Postkolonialismus, 1955–1965 » (« Fantaisies coloniales made in Austria : Représentations coloniales de l’Afrique au Conseil national autrichien à l’aube du postcolonialisme, 1955-1965 »), dans Afrika im Blick: Afrikabilder im deutschsprachigen Europa 1870–1970 (L’Afrique en perspective : Images de l’Afrique dans l’Europe germanophone 1870-1970), dir. Manuel Menrath (Zurich : Chronos Verlag, 2012), p. 103. []
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Araba-Evelyn Johnston-Arthur, « Jenseits von Integration … Überlegungen zur Dekolonisierung des österreichischen Klassenzimmers » (« Au-delà de l’intégration … Réflexions sur la décolonisation de la salle de classe autrichienne »), dans Class works: Weitere Beiträge zu vermittelnder, künstlerischer und forschender Praxis (Class works : Autres contributions sur les pratiques médiatrices, artistiques et de recherche), dir. Eva Egerman et Anna Pritz (Vienne : Löcker Verlag, 2009), p. 115 ;
Itay Lotem, « A Decade after the Riots, France Has Rewritten Its Colonial History » (« Une décennie après les émeutes, la France a réécrit son histoire coloniale »), The Conversation, 25 janvier 2016, https://theconversation.com. [] - El-Tayeb, European Others, xv. []
- Traduction de la traductrice de : « rather than explicit mechanisms by which race is implemented or referenced in political, social, and economic interactions within and between communities, the ideology of ‘racelessness’ or ‘ideologies of colour-blindness’ are processes by which racial thinking and its effects are made invisible. » El-Tayeb, European Others, xvii ; voir aussi David T. Goldberg, « Racial Europeanization » (« L’européanisation raciale »), Ethnic and Racial Studies 29, n° 2 (2006) : p. 335. []
- El-Tayeb, European Others, xx, xxv. []
- L’expression « Autrichien·ne racisé·e » renvoie aux soi-disant deuxième et troisième générations de migrant·e·s racisé·e·s déjà né·e·s en Autriche, qui sont en réalité des Autrichien·nes – ou Européen·ne·s – racisé·e·s. Pour une analyse stratégique des discours qui dépeignent les personnes racisées en Europe comme dépourvues d’histoire, voir El-Tayeb, xxi. []
- Le Research Group on Black Austrian History and Presence (Groupe de recherche sur l’histoire et la présence noires en Autriche) a été fondé suite au projet Remapping Mozart – Hidden Histories (Mozart revisité – Histoires cachées), organisé par Ljubomir Bratic, Araba-Evelyn Johnston-Arthur, Lisl Ponger, Nora Sternfeld et Luisa Ziaja en 2006. Ce groupe de travail s’inscrivait dans le cadre de Pamoja – Mouvement de la jeune diaspora africaine en Autriche, une organisation centrée sur l’autonomisation et le travail communautaire. J’y ai participé en tant que chercheuse. []
- Claudia Unterweger, Talking Back: Strategien Schwarzer österreichischer Geschichtsschreibung (Ripostes : Stratégies d’historiographie noire autrichienne) (Vienne : Zaglossus, 2016), p. 50-51. []
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Traduction de la traductrice de : « dialectic of memory and amnesia » et « in the shape of an easily activated archive of racial images whose presence is steadfastly denied. »
Susan R. Suleiman, Crises of Memory and the Second World War (Crises de la mémoire et la Seconde Guerre mondiale) (Cambridge, Mass. : Harvard University Press, 2006). [] -
Walter Sauer, k. u. k. kolonial: Habsburgermonarchie und europäische Herrschaft in Afrika (k. u. k. colonial : Monarchie des Habsbourg et domination européenne en Afrique) (Vienne : Böhlau Verlag, 2002), p. 7 ;
Andreas Bilgeri, « Österreich-Ungarn im Konzert der Kolonialmächte: Die militärischen Interventionen der Kriegsmarine » (« L’Autriche-Hongrie dans le concert des puissances coloniales : Les interventions militaires de la marine »), Kakanien Revisited (2002), http://www.kakanien-revisited.at. [] - Par exemple, les établissements de la monarchie austro-hongroise dans la baie de Delagoa (Mozambique) en 1777, sur la côte de Malabar (Inde) en 1778 et sur les îles Nicobar en 1778-82 furent initiés par William Bolts, accueilli dans l’association commerciale austro-hongroise après son expulsion de la Compagnie anglaise des Indes orientales. Voir Stefan Meisterle, « Unsere Delagoa Bay: Die k. & k. Niederlassung an der Küste von Moçambique » (« Notre baie de Delagoa : L’établissement impérial et royal sur la côte du Mozambique »), Indaba, no 54 (2007) : p. 20-24 ; Sauer, k. u. k. kolonial, 7 ; Pfeffer, « Fantasien made in Austria », p. 106. []
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Sauer, k. u. k. kolonial ; Vida Bakondy et Renée Winter, Nicht alle Weißen schießen: Afrikarepräsentationen im Österreich der 1950er Jahre im Kontext von (Post-) Kolonialismus und (Post-) Nationalsozialismus (Tous les blancs ne tirent pas : Représentations de l’Afrique dans l’Autriche des années 1950 dans le contexte du (post)colonialisme et du (post)nazisme) (Vienne : Studien Verlag Innsbruck, 2007) ;
Manuel Menrath (dir.), Afrika im Blick: Afrikabilder im deutschsprachigen Europa 1870–1970 (L’Afrique en perspective : Images de l’Afrique dans l’Europe germanophone 1870-1970) (Zurich : Chronos Verlag, 2012) ;
Anette Dietrich, Weiße Weiblichkeiten: Konstruktionen von “Rasse” und Geschlecht im deutschen Kolonialismus (Féminités blanches : Constructions de la “race” et du genre dans le colonialisme allemand) (Bielefeld : Transcript Verlag, 2007).
Pour un focus sur la Suisse et une approche dite du « colonialisme sans colonies », voir Patricia Purtschert, Barbara Lüthi et Francesca Falk (dir.), Postkoloniale Schweiz: Formen und Folgen eines Kolonialismus ohne Kolonien (Suisse postcoloniale : Formes et conséquences d’un colonialisme sans colonies) (Bielefeld : Transcript Verlag, 2012) ;
Patricia Purtschert et Harald Fischer-Tiné (dir.), Colonial Switzerland: Rethinking Colonialism from the Margins (La Suisse coloniale : Repenser le colonialisme depuis les marges) (New York : Palgrave Macmillan, 2015). [] -
Johnston-Arthur, « Jenseits von Integration » (« Au-delà de l’intégration ») ; Susan Arndt, Maureen Maisha Eggers, Grada Kilomba et Peggy Piesche (dir.), Mythen, Masken und Subjekte: Kritische Weißseinsforschung in Deutschland (Mythes, masques et sujets : Recherches critiques sur la blanchité en Allemagne) (Münster : Unrast Verlag, 2005) ;
Fatima El-Tayeb, Schwarze Deutsche: Der Diskurs um “Rasse” und nationale Identität 1890–1933 (Allemand·e·s noir·e·s : Le discours sur la “race” et l’identité nationale 1890-1933) (Francfort : Campus Verlag, 2001) ;
Grada Kilomba, Plantation Memories: Episodes of Everyday Racism (Mémoires de la plantation : Épisodes du racisme quotidien) (Münster : Unrast Verlag, 2008). [] -
Voir par exemple Oguntoye, Opitz et Schultz, Farbe bekennen (Affirmer sa couleur) ;
Araba-Evelyn Johnston-Arthur, « Es ist Zeit, der Geschichte selbst eine Gestalt zu geben … Strategien der Entkolonisierung und Ermächtigung im Kontext der modernen afrikanischen Diaspora in Österreich » (« Il est temps de donner forme à l’histoire elle-même … Stratégies de décolonisation et d’autonomisation dans le contexte de la diaspora africaine moderne en Autriche »), dans Postkoloniale Perspektiven von People of Color auf Rassismus, Kulturpolitik und Widerstand in Deutschland (Perspectives postcoloniales des personnes racisées sur le racisme, la politique culturelle et la résistance en Allemagne), dir. Kien Nghi Ha, Nicola Lauré al-Samarai et Sheila Mysorekar (Münster : Unrast Verlag, 2017), p. 423-44 ;
Kilomba, Plantation Memories ;
Susan Arndt et Nadja Ofuatey-Alazard (dir.), Wie Rassismus aus Wörtern spricht: (K)Erben des Kolonialismus im Wissensarchiv deutsche Sprache. Ein kritisches Nachschlagewerk (Comment le racisme s’exprime par les mots : Héritages/Entailles du colonialisme dans les archives du savoir de la langue allemande. Un ouvrage de référence critique) (Münster: Unrast Verlag, 2015) ;
Arndt et al., Mythen, Masken und Subjekte (Mythes, masques et sujets) ; Nghi Ha et al., Postkoloniale Perspektiven von People of Color (Perspectives postcoloniales des personnes racisées). [] - La Black Women’s Community (Communauté des femmes noires) est une organisation autonome de femmes noires à Vienne qui encourage l’auto-émancipation des femmes noires, des enfants et des adolescent·e·s (http://www.schwarzefrauen.net/). Adefra est un forum culturel et politique ainsi qu’une organisation créée par et pour les femmes noires, active en Allemagne depuis les années 1980 (www.adefra.com). L’Initiative Schwarze Menschen in Deutschland (Initiative des personnes noires en Allemagne) est une organisation communautaire qui se donne pour mission de représenter les intérêts des personnes noires en Allemagne (http://isdonline.de). []
- Le texte de la performance ainsi que des photogrammes du film ont été publiés dans Natalie Bayer, Nora Sternfeld et Belinda Kazeem-Kamiński (dir.), Kuratieren als antirassistische Praxis (Le curating comme pratique antiraciste), Berlin, de Gruyter, 2017, traduit en anglais sous le titre Curating as Anti-Racist Practice, Helsinki, Aalto ARTS Books, 2018. []
- Note de traduction sur « the oppositional gaze » : Le « regard oppositionnel » est un concept développé par bell hooks dans son essai The Oppositional Gaze: Black Female Spectators (1992), à travers lequel elle propose une relecture critique de la position du·de la spectateur·ice noir·e face aux représentations dominantes. Dans une société où les images tendent à marginaliser ou à objectiver les corps noirs – en particulier les femmes noires –, le regard oppositionnel devient un acte de résistance. Il s’agit d’un regard conscient, critique et actif, qui refuse la passivité ou l’assimilation aux regards normatifs imposés par les structures de pouvoir. Cette notion dépasse la simple observation : elle engage une posture politique face aux récits visuels et à la manière dont ils construisent (ou effacent) les subjectivités noires. []
- Le sifflet pikipiki est utilisé par le peuple Mbuti dans le cadre du culte. On dit aussi qu’il possède des qualités protectrices. []
- Voir également El-Tayeb, European Others (Les autres européens), xxiv. []
- Eve Tuck et C. Ree, « A Glossary of Haunting » (« Un glossaire du Haunting »), dans Stacey Holman Jones, Tony E. Adams et Carolyn Ellis (dir.), Handbook of Autoethnography (Manuel d’auto-ethnographie), Walnut Creek (Calif.), Left Coast, 2013, p. 639. []
-
L’exposition, dont Yvette Mutumba et Clémentine Deliss étaient les curatrices, a été présentée du 16 janvier 2014 au 4 janvier 2015. Elle portait sur les représentations de l’altérité et sur l’implication omniprésente de l’argent et des échanges commerciaux dans les politiques coloniales. Voir : http://www.weltkulturenmuseum.de.
[] - En écrivant ces lignes, je me souviens de la rencontre de Christina Sharpe avec une photographie d’une jeune fille noire sur le front de laquelle est collé le mot « ship » (bateau). Sharpe revient à plusieurs reprises, dans son ouvrage, sur le moment initial de cette vision. Voir Sharpe, In the Wake (Dans le sillage), p. 46. []
- Gordon, Ghostly Matters (Présences fantomatiques), xx. []
- Traduction de la traductrice de : « haunting … implies an interaction of past and present, the visible and the invisible, the here and there. » El-Tayeb, European Others (Les autres européens), xix. []
- Hortense J. Spillers, « Mama’s Baby, Papa’s Maybe: An American Grammar Book » (« Le bébé de maman, le peut-être de papa : une grammaire américaine »), Diacritics, vol. 17, no 2, 1987, p. 68. Ce texte influent introduit une distinction entre le corps et la chair, cette dernière représentant ce à quoi les Africain·e·s ont été réduit·e·s à la suite de la traversée de l’Atlantique et de l’esclavage. Spillers développe également les notions de mémoire de la chair et de douleur fantôme, thématiques abordées dans Dreams Are Colder than Death (Les rêves sont plus froids que la mort), essai filmique d’Arthur Jafa (2013), et Reflection Memory (Mémoire et réflexion), film de Kader Attia (2016), où ce dernier met en relation le membre fantôme et la douleur fantôme avec les politiques de la mémoire nationale. Cette connexion me semble particulièrement éclairante pour comprendre les effets des hantises et des présences fantomatiques à l’échelle sociétale. Voir Warren, « Black Care », p. 39. []
- Warren, « Black Care » (« le prendre soin noir »), p. 40. []
- Kilomba, Plantation Memories (Mémoires de plantation), p. 13. Comprendre le racisme comme une reconstitution du passé colonial ou de celui des plantations est l’un des fondements théoriques de mon projet en cours, Naming what was once unnameable (Nommer ce qui fut jadis indicible). Ce projet interroge, à travers la photographie et le texte, les liens entre la violence raciste et les expériences d’enfance des femmes racisées. Dans nos entretiens, les personnes interviewées décrivent souvent leurs rencontres avec le racisme comme des déclencheurs et des réminiscences, faisant resurgir des événements antérieurs à leur naissance. Le projet a reçu le Theodor Körner Prize en 2016 et a été exposé en Autriche et au Royaume-Uni. Belinda Kazeem-Kamiński, Naming what was once unnameable, photographies et textes, 2013, https://belindakazeem.com ; voir aussi Warren, « Black Care », p. 37. []
- Warren, « Black Care » (« le prendre soin noir »), p. 37, 38, 43. []
- Traduction de la traductrice de : « affect as “a communicative structure, a testimony, for articulating suffering without end. » Warren, « Black Care » (« le prendre soin noir »), p. 38. []
- Traduction de la traductrice de : « The objective of this sharing is not to understand the laceration with apodictic certainty – but to remain open to its opacity – to receive its affect. » Warren, « Black Care » (« le prendre soin noir »), p. 43. []
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Sharpe, In the Wake (Dans le sillage), p. 16. Note de traduction: Dans l’expression staying in the wake, que l’on pourrait traduire littéralement par « demeurer dans le sillage », Christina Sharpe joue sur la polysémie du mot anglais wake. Ce terme renvoie à plusieurs dimensions : la trace laissée par un navire (le sillage), l’état de veille (being awake), les suites d’un événement (in the wake of), mais aussi la veillée mortuaire (wake) – moment de deuil collectif.
Sharpe mobilise cette pluralité de sens pour penser la condition noire contemporaine, à la fois marquée par l’héritage de l’esclavage et de la colonisation, et traversée par des formes continues de violence – pour penser à la fois le passé, le présent continu de l’oppression, et les possibilités de résistance dans cet espace liminal.
Rester dans le sillage, c’est donc maintenir une vigilance critique face aux structures du racisme, tout en honorant les luttes et les survivances noires.
Cette posture, à la fois poétique et politique, invite à penser la mémoire comme espace d’engagement, et le deuil comme pratique de résistance. La métaphore maritime du sillage convoque ainsi les traversées transatlantiques et les logiques de déplacement forcé, tandis que la wake en tant que veille appelle à une attention éthique au présent et aux formes de vie noires dans leur persistance. [] - Sharpe, In the Wake (Dans le sillage), p. 16. []
- Traduction de la traductrice de : « sharing and circulating » et « providing expressive form for an indecipherable affect and sending it forth » Warren, « Black Care » (« le prendre soin noir »), p. 44-45. []
- Weems, From Here I Saw What Happened and I Cried (D’ici, j’ai vu ce qui est arrivé et j’ai pleuré). []
- Gonzales-Day, Erased Lynchings (Lynchages effacés) ; Gonzales-Day, Lynching in the West (Le lynchage dans l’Ouest). []
- Nicholas Mirzoeff fait une analyse similaire en parlant du cadrage des photographies de scènes de crime en lien avec les meurtres de personnes noires sous la garde de la police, envisagé comme une forme d’activisme visuel. Nicholas Mirzoeff, The Appearance of Black Lives Matter (L’apparition de Black Lives Matter), Miami, Name Publications, 2017. []
- Voir Belinda Kazeem-Kamiński, In Remembrance to the Man, Who Became Known as Angelo Soliman, (antemortem) I and (postmortem) II (En mémoire de l’homme, connu sous le nom d’Angelo Soliman, (antemortem) I et (postmortem) II), photographies, 2015 ; Inversion. The Subject of the Dream is the Dreamer (Inversion. Le sujet du rêve est le rêveur), photographies et installation, 2015, https://belindakazeem.com. []
- Traduction de la traductrice de : « it refuses to stop » Tuck et Ree, « A Glossary of Haunting », p. 639. []
- Traduction de la traductrice de : « (performative writing) evokes worlds that are otherwise intangible, unlocatable: worlds of memory, pleasure, sensation, imagination, affect, and in-sight » Della Pollock, « Performative Writing » (« L’écriture performative »), dans Peggy Phelan et Jill Lane (dir.), The Ends of Performance (Les fins de la performance), New York, New York University Press, p. 80. Je voue une immense reconnaissance à Renate Lorenz – artiste, chercheuse et l’une de mes directrices de recherche – qui m’a encouragée à aller plus loin et à persister dans mon « échec ». Son insistance m’a poussée à prendre la plume et à écrire la première version de Unearthing. In Conversation (Exhumation. En conversation). []
- Sharpe, In the Wake, p. 113. Renate Lorenz, artiste et théoricienne, défend ce point de vue. Voir la présentation du film par Renate Lorenz sur le site web du distributeur, http://www.sixpackfilm.com. []
- Traduction de la traductrice de : « trans*verse and coextensive ways to imagine otherwise » et « (out of an) interest in ways of seeing and imagining responses to the terror visited on Black life and the ways we inhabit it, are inhabited by it, and refuse it. » Sharpe, In the Wake (Dans le sillage), p. 115. []
- Traduction de la traductrice de : « (understanding) what (I) was being called to by and with (the man’s) look at me and mine at [him []
- Traduction de la traductrice de : « to do, think, feel in the wake of slavery (and colonialism) – which is to say, in an ongoing present of subjection and resistance. » Sharpe, In the Wake (Dans le sillage), p. 116. []
- Voir aussi Fred Moten, In the Breaks: The Aesthetics of the Black Radical Tradition (Dans les ruptures : l’esthétique de la tradition radicale noire), Minneapolis, University of Minnesota Press, 2003, p. 197. []
- Traduction de la traductrice de : « a deeper engagement with the forgotten histories and suppressed forms of diasporic memory that these images transmit. » Campt, Listening to Images (Écouter les images), p. 8. []
- Traduction de la traductrice de : « (a) profoundly haptic form of sensory contact. » Campt, Listening to Images (Écouter les images), p. 8. []
- Traduction de la traductrice de : « a haptic encounter that foregrounds the frequencies of images and how they move, touch, and connect us to the event of the photos. Such a connection may begin as a practice of ‘careful looking,’ but it doesn’t end there. » Campt, Listening to Images (Écouter les images), p. 9. []
- Traduction de la traductrice de : « shrieks, the moans, the nonsense, and the opacity » Saidiya Hartman, « Venus in Two Acts » (« Vénus en deux actes »), Small Axe: A Caribbean Journal of Criticism (Petite hache. Revue caribéenne de la critique), vol. 12, n° 2, 2008, p. 12. []
- Traduction de la traductrice de : « give voice to the slave (/the colonized), but rather to imagine what cannot be verified. » Saidiya Hartman, « Venus in Two Acts » (« Vénus en deux actes »), p. 12. []
- Traduction de la traductrice de : « what might have been or could have been. » Saidiya Hartman, « Venus in Two Acts » (« Vénus en deux actes »), p. 12. []
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Traduction de la traductrice de : « and provid(e) closure where there is none. » Hartman, « Venus in Two Acts » (« Vénus en deux actes »), p. 8.
Hartman formule une critique des théories de la représentation lorsqu’elle évoque son rejet de l’idée de « transformer le récit de la défaite en occasion de célébration, ce désir de contempler les ravages et la brutalité des siècles passés tout en parvenant malgré tout à nous sentir bien » (Traduction de la traductrice de : « mak(ing) the narrative of defeat into an opportunity for celebration, the desire to look at the ravages and the brutality of the last centuries, but to still find a way to feel good about ourselves. » )
Saidiya Hartman et Frank B. Wilderson III, « The Position of the Unthought: An Interview with Saidiya V. Hartman, conducted by Frank B. Wilderson, III » (« La position de l’impensé : Entretien avec Saidiya V. Hartman, mené par Frank B. Wilderson, III »), Qui Parle, vol. 13, n° 2, 2003, p. 185. [] - Traduction de la traductrice de : « counteramnes(t)ic practices (as a form of) critical remembering in which past memories are recalled to become urgently relevant to present efforts that seek social and cultural transformations. » Lisa Yoneyama, « Traveling Memories, Contagious Justice » (« Mémoires en mouvement, justice contagieuse »), Journal of Asian American Studies, vol. 6, n° 1, 2003, p. 61. []